lundi 24 octobre 2016

Eyes Wide Open (et l'esprit aussi)

Lors d'une récente visite au Crédac (pour l'exposition Liz Magor), nous sommes entrés quelques minutes dans la salle de projection installée au fond de l'espace d'exposition - le Crédakino. Y étaient projetés ce jour-là deux courts-métrages inspirés du Bunraku japonais, spectacle théâtral où des marionnettes articulées sont manipulées à vue. C'est sur les instances de notre aînée que nous y étions entrés (avec notre cadette en poussette, de bonne composition ce jour-là), un peu sceptiques sur l'intérêt que pourraient avoir pour notre fille des courts métrages "conceptuels" (ces guillemets sont de moi), proposant une réflexion sur ombre et lumière, création et créateur, sur un mode, disait le descriptif, "à la fois anxiogène et libérat[eur]". Malgré nos rappels réguliers ("si tu t'ennuies, on peut sortir quand tu veux"), et alors même que nous ne serions peut-être pas restés nous-mêmes, notre aînée a tenu à regarder en entier le premier court-métrage (14 minutes !), et n'a quitté la salle qu'à notre demande (le second durait 33 minutes, nous n'avons pas voulu tenter le diable...).

Pourtant, ce court-métrage n'avait rien de séducteur : Shadow-Machine (d'Elise Florenty et Marcel Türkowski) se passe au cœur de la nuit et montre, en de très courtes séquences juxtaposées, une forêt japonaise plongée dans l'obscurité, qu'une torche vient éclairer par fragments, des êtres humains dans diverses situations (retour chez soi au milieu de la nuit, cours de danse filmé depuis l'extérieur du bâtiment, etc.), et surtout la manipulation d'une marionnette de Bunraku puis trois personnes se manipulant tour à tour sur ce modèle... Pas de fil narratif, aucune cohérence liée à la présence d'un personnage unique, peu de paroles (la plupart étouffées et en japonais), rien ne prédisposait ce film à plaire à une enfant de 4 ans. Pourtant, les premières images (la forêt obscure) ont éveillé sa curiosité, et je crois qu'elle a également été fascinée par la gestuelle des acteurs jouant tantôt la marionnette tantôt le marionnettiste.

Ce n'est pas la première fois que l'art vidéo captive notre fille, sous des formes et formats a priori peu séducteurs pour un enfant. Lors de la belle exposition sur l'Arte Povera présentée au Centre Pompidou l'année dernière, elle était restée scotchée longuement devant Sicilia, Vie di Gibellina de Thierry de Mey, film captant (avec une mise en image très travaillée, divisant parfois l'écran en trois et combinant vues en pied, vues rasantes et vues plongeantes) une performance dansée (de la danse très contemporaine, bien sûr, à la limite de l'expression corporelle et du théâtre) à travers les rues de Gibellina Vecchia - ville sicilienne détruite par un tremblement de terre en 1968, elle a été abandonnée au profit de Gibellina Nuova, et ses rues ont été recouvertes par l'artiste Alberto Burri d'une chappe de ciment où des tranchées restituent le tracé des rues de la ville ainsi monumentalisée ; cette œuvre de land art, intitulée Grande Cretto (1), est un décor fascinant pour la déambulation des danseurs qui évoluent tantôt dans les tranchées, tantôt sur la chappe. Là encore, notre fille avait refusé de partir avant de longues minutes, captivée qu'elle était par l'évolution de ces corps sans parole et sans musique, effectivement très émouvante.

Encore s'agissait-il là de danse, d'êtres humains. Mais à Nantes, dans une installation vidéo confiée par les organisateurs du Voyage à Nantes à Ange Leccia (2), ce sont des vagues filmées à trois époques différentes, avec trois types de caméras, et projetées sur trois écrans disposés dans trois pièces en enfilade, qui ont retenu son attention. La mer, rien que la mer, et la succession des vagues. La juxtaposition des trois écrans, que l'on pouvait difficilement voir tous trois ensemble, mais que certains points permettaient de voir deux à deux, renforçait l'effet berçant du ressac multiplié.

Je sais que les écrans fascinent petits et grands, quel que soit leur contenu. Mais je trouve étonnant que ma fille de quatre ans ait ressenti des émotions artistiques face à des œuvres qui n'ont pas le rythme, les couleurs, bref l'attrait de ses dessins animés. J'en conclus qu'on peut montrer aux enfants une autre facette des écrans qui ouvre leur esprit, et se servir de ce médium qu'ils connaissent et apprécient pour les faire pénétrer dans un musée, dans une exposition, dans le monde de l'art. Comme avec cette installation de plusieurs écrans (The Hand de Melik Ohanian) dans le dernier accrochage du MacVal : sur chacun d'entre eux, des mains qui frappent sur un rythme différent. De ce concert de claquements de mains naît un rythme, une harmonie ; notre aînée et l'un de ses copains, un peu plus jeune, sont restés longtemps, et revenus, devant ces écrans, pris de l'envie de taper des mains en rythme à leur tour. Il n'y avait rien là de séducteur a priori, mais ils étaient happés non par les écrans eux-mêmes, mais par la musique des mains, par les silences, bref par la création dont les écrans n'étaient d'un moyen.

Je me dis aussi que si une enfant de son âge peut être émue par des films non narratifs voire silencieux, par un chant religieux en latin ou par une œuvre d'art des plus contemporaines, si elle peut être fascinée par les sons de la nature et leur projection lumineuse, ou par l'architecture du centre Pompidou, si elle peut être intéressée par la sculpture d'époque médiévale ou réclamer d'écouter la Petite musique de nuit parce que "c'est tellement beau", bref si elle peut être touchée par les arts, pourquoi est-ce si aberrant d'emmener des petits dans les musées ? Je ne crois pas que ma fille soit bien différente de ses petits camarades : je me souviens qu'après m'avoir demandé de prendre une photographie pour garder le souvenir d'un instant d'émotion musicale (c'était un concert de chants de Noël, elle n'avait pas 4 ans, et son émotion était palpable), elle s'est mise à chantonner (comme pour compenser, décompresser après l'émotion) une variation autour du caca boudin et du pipi - le contraste était saisissant ! Bref, les enfants sont étonnants, faisons-leur confiance pour savoir goûter le beau, l'étrange, le nouveau, l'inconnu ; ils ont l'esprit plus ouvert et plus curieux que nous, car ils n'ont pas encore d'habitudes de lecteurs, de spectateurs, de visiteurs. Laissons-les nous emmener dans les musées et les redécouvrir avec eux !



(1) La première photographie illustrant cet article permet de se représenter un peu le paysage de Gibellina Vecchia ainsi transformé par Alberto Burri ; c'est un cliché de l'écran qui diffusait trois films tournés dans le Grande Cretto (dont la vidéo de Thierry de Mey) ; il a été pris au moment de la diffusion de l'une des deux autres œuvres, j'avoue ne pas me souvenir laquelle (soit Cretto de Raphaël Zarka, soit Grande Cretto di Gibellina de Petra Noordkamp).

(2) La Mer était présentée dans l'exposition "La Mer allée avec le soleil", qui présentait deux autres œuvres du vidéaste.

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