(Le Grand Orchestre des Animaux - Fondation Cartier pour l'art contemporain)
Rassurez-vous, ceci n'est pas un article sur le retour des vampires sexy (ou pas). Le mot "fascination" est celui qui me semble le mieux correspondre au sentiment que nous avons ressentis, mon mari, notre fille aînée et moi, quand nous avons parcouru les salles de la Fondation Cartier et, surtout, quand nous nous sommes immergés dans la grande salle qui accueille l'œuvre extraordinaire (au sens propre) qui lui donne son titre.

Commençons donc par la fin (ou presque) de cette visite : une plongée sonore captivante dans la phonosphère de coins d'Alaska, d'Afrique, de Californie ou du Brésil. Ici on entend des éléphants venir s'abreuver, là des singes faire résonner leurs voix contre un mur que la nature semble avoir créé pour ces concerts rituels. Mais quand les loups ou les éléphants se taisent, bruissent les innombrables sons insoupçonnés de la nature, oiseaux et petites bêtes pépient et se glissent au creux de votre oreille. Merveilleuse sensation que celle de pouvoir entendre la nature s'éveiller. Pour un peu, on croirait presque voir l'aube se lever sur la savane. Et pourtant, c'est dans le noir que sont projetés les sons captés par le musicien et bio-acousticien Bernie Krause pendant près de quarante ans. Assis par terre, ou allongés, la tête appuyée sur l'un des énormes coussins disposés dans la salle, on pourrait rester des heures à faire voyager nos oreilles (la bande son, qui déroule 7 enregistrements différents, d'un quart d'heure chacun environ, doit durer presque deux heures ; nous n'y sommes restés que trois quarts d'heure - ce qui est extrêmement long pour une enfant de 4 ans - et cela nous a semblé très court : nous mesurions les quarts d'heure passés à chaque changement de "territoire", et chaque fois nous n'en revenions pas). Nous ne ressentions aucun ennui (ni nous, ni notre fille, qui serait volontiers restée davantage), et le temps nous semblait comme suspendu ; nous étions ailleurs, transportés hors du temps et de l'espace, et envelo
ppés d'une sorte de sérénité magique. Car passée l'émotion que nous avons tous trois ressentie à reconnaître les éléphants au bord de l'eau, nous nous sommes laissé bercer par les trois ou quatre atmosphères sonores successives, ainsi que par l'atmosphère visuelle qui les complétait. Car le sentiment de fascination suscité par les enregistrements de Bernie Krause est sans aucun doute renforcé par l'installation qui les accompagne : sur trois pans des murs de la salle obscure, des écrans projettent la transposition lumineuse des fréquences sonores ; chaque fois qu'un nouveau cri se fait entendre, une nouvelle ligne apparaît, accompagnée du nom de l'animal qui le pousse, et se développe, en creux et pics d'amplitudes variées qui remplissent l'espace de leur faible lumière et viennent se refléter dans le miroir d'eau qui court en même temps qu'eux autour de la salle
. Ces fils de lumière, dont la couleur change en même temps que l'on passe d'un territoire à l'autre, happent l'attention et leur nimbe crée cette atmosphère qui nous a fascinés tous les trois.

Ombre et lumière, art et nature, ces ingrédients, nous les avions déjà rencontrés dans les autres salles du sous-sol de la fondation, qui préparent habilement à la plongée dans les phonosphères de Bernie Krause. Après une salle aux murs tapissés de photographies de plancton, vous pénétrez dans une salle obscure dont le sol est couvert d'un damier d'écrans, sur lesquels défilent des images de planctons, de formes et de tailles différentes. Les visiteurs, assis sur des banquettes disposées au deux extrémités de la salle, les voient flotter d'un écran à l'autre, dans un ballet un peu irréel mais qui a quelque-chose de poétique.
Car si le point de départ de cette exposition est la démarche engagée de Bernie Krause, qui a développé le concept d'écologie du paysage sonore et souhaite sensibiliser les visiteurs (jeunes et moins jeunes) à la notion de biodiversité et à la protection de l'environnement (50% des espèces qu'il a enregistrées sont aujourd'hui en danger ou ont disparu), ce qui fait à mon sens la cohérence de ce Grand Orchestre des Animaux, et ce qui nous a le plus touchés tous les trois, c'est bien la poésie des œuvres exposées : qu'elles soient de nature documentaire ou de pures créations artistiques, elles nous emportent dans un univers onirique où les animaux semblent flotter dans un espace-temps suspendu. Il en est ainsi des Oiseaux artistes, paradisiers et autres charmeurs à plumes qui font leur parade devant la caméra de deux chercheurs du Cornell Lab of Ornithology, dans de courts films projetés sur les cinq écrans qui sont accrochés sur le mur de briques qui structure l'une des salles du rez-de-chaussée - mur qui trouve son pendant plus vaste et plus incurvé dans la seconde salle, mais aussi dans le mur de céramique semi-circulaire, tout parsemé d'oiseaux, qui semble traverser les parois vitrées de la façade de la Fondation. Cette scénographie, sobre, discrète, au service des œuvres, et pourtant tout sauf banale, donne une unité au "Grand Orchestre des images" qui occupe le rez-de-chaussée, et dont l'ensemble peut paraître plus disparate que celui du "Grand Orchestre des sons" du sous-sol.

Car les images qui accueillent le visiteur qui entre dans la Fondation sont diverses tant par leur format que par leur nature, et offrent une plongée dans un monde animal polymorphe. Aux films documentaires ornithologiques répondent, sur un mode un peu décalé et fantasmagorique, les clichés saisis par l'objectif de Manabu Miyazaki : ce photographe japonais a camouflé en pleine forêt un appareil qui se déclenche au passage de chaque animal. À côté d'un cliché montrant un ours intrigué jouant à l'apprenti photographe, défilent en diaporama les images d'animaux pris sur le vif, saisis dans la lumière du flash déclenché au milieu de la nuit. De l'autre côté de chacun des deux murs de brique, des peintures offrent des plongées davantage imaginaires dans le monde animal : derrière les parades artistiques des paradisiers,
L'Orchestre dans la forêt multicolore de Moke, ou le visage façon Arcimboldo que JP Mika a façonné sous des cheveux de fleurs exotiques, les divinités béninoises peintes par Cyprien Tokoudagba ou les animaux rockers de Pierre Bodo offrent un feu d'artifice de couleurs bien propre à plaire aux enfants, et qui contraste habilement avec les clichés en nuances de gris d'Hiroshi Sugimoto, montrant des loups qui s'avèrent être les habitants des vitrines de muséums d'histoire naturelle.

Mais si ces couleurs étaient ludiques et attrayantes, si les films documentaires ou les clichés animaliers ont beaucoup plu à notre fille, qui a tout de suite été attirée par les écrans, évidemment, l'œuvre qui nous a tous fascinés dans cette première partie de notre visite est la toile monumentale (18 mètres sur 4) de Cai Guo-Qiang qui occupe la grande salle. Les animaux qui viennent s'abreuver à ce vide ovale n'ont pas été peints ni dessinés ; leurs formes, préparées en pochoirs, ont été marquées par l'explosion d'une traînée de poudre à canon sur le papier ; les traces de brûlure, les couleurs terreuses ou sableuses, les contours indécis de ces silhouettes rappellent les peintures rupestres. Là encore temps et espace sont suspendus, et le regard se fige face à la douceur et au mystère de cette ellipse.
Le regard s'étonne aussi en comprenant la façon dont cette œuvre a été conçue, grâce à une vidéo qui en explique la genèse et montre les préparatifs et la mise à feu de la poudre. Car dans cette exposition un remarquable effort de pédagogie et de "médiation" a été fourni par le personnel de la Fondation : tout commence par un accueil souriant et chaleureux, et par une attention immédiate aux jeunes visiteurs. En effet, outre le dépliant noir et blanc qui fournit des informations sur chacune des œuvres exposées, avec un plan et une brève présentation de l'exposition, l'hôtesse nous a spontanément offert un livret en couleurs préparé spécialement pour les enfants (nous avons même eu le droit d'en emporter un deuxième, en souvenir, pour que notre fille puisse "s'exprimer" librement sur le premier). Je n'ai jamais vu un livret de visite gratuit aussi luxueux, aussi attractif et intéressant à la fois ! De très courts paragraphes apportent des explications précises et complètes sur l'exposition et sur les œuvres, reproduites (tout ou détail) en photographies couleur ; des bulles oranges attirent l'attention de l'enfant sur certaines œuvres (notamment celles que l'on trouve à l'extérieur, et que le visiteur pourrait facilement oublier), l'invitent à observer des détails ou lui proposent diverses activités (jeux de mots, rébus, devinettes ou coloriages, de difficultés variées. Au centre, le livret s'ouvre pour découvrir un planisphère coloré, où sont situées les différents paysages sonores enregistrés par Bernie Krause. L'enfant est à la fois amusé, instruit et sensibilisé à l'écologie par ce livret qui offre son propre prolongement en fournissant liste et date des différents ateliers proposés aux enfants (pour la majorité, à partir de 6, 7 ou 8 ans, et jusqu'à 12 ou 13) dans le cadre

de l'exposition : ateliers de dessin ou d'origami, mais aussi ateliers scientifiques proposés par un bio-acousticien ou encore par le biologiste marin auteur des photographies de plancton exposées au sous-sol. On peut dire que la Fondation Cartier ne se moque pas des enfants et qu'elle les prend au sérieux ! Logique, quand on garde en tête que l'exposition n'a pas seulement une dimension artistique, mais entend sensibiliser petits et grands au respect de la biodiversité !
C'est d'ai
lleurs au milieu de la nature que s'achève cette visite riche en (très bonnes) surprises : le bâtiment très moderne de la Fondation Cartier est entouré d'un jardin savamment entretenu, qui cache quelques œuvres installées de manière permanente (une fausse branche qui est en fait une fontaine, trompe-l'oeil vraiment bluffant de Giuseppe Penone), mais aussi deux œuvres d'Agnès Varda qui font partie de l'exposition. Dans une cabane bâtie pour l'occasion, vous pouvez vous installer sur un petit banc de bois pour contempler
Le Tombeau de Zgougou, petit tumulus de sable qui sert de support à une installation vidéo ; défilent sous vos yeux des images du chat d'Agnès Varda, puis de sa tombe, au bord de la mer, en pleine nature, et qui est progressivement recouverte de coquillages puis de fleurs. Si la musique et certaines images de la vidéo ont un goût un peu mièvre, le décor de la tombe et sa progressive invasion par une nature douce et colorée ont une certaine beauté. Notre fille a voulu regarder la vidéo plusieurs fois en boucle, avant d'accepter de revenir à la réalité. Notre parcours s'est achevé au centre du
Theatrum botanicum du jardin, qui accueille quelques tables (idéal pour un goûter par beau temps), un petit café, mais aussi une reproduction de la toile de Moke qui est aussi l'affiche de l'exposition, et où les enfants (et leurs parents) peuvent glisser leur joli minois pour devenir tigre, carpe ou lion, à moins de vouloir voir leur tête émerger de la gueule d'un hippopotame en train de danser avec un éléphant. Une conclusion ludique et colorée à cette exposition qui fut pour nous un coup de cœur absolu.
(P.S.: nous y avons été, vous l'aurez compris, sans la "petite", 16 mois à l'époque, et c'était sans doute un bon choix ; elle est à cet âge compliqué où rester dans la poussette toute la visite est parfois trop long pour elle, et où le moment où on l'en sort s'apparente plutôt à un lâcher de fauve ; du coup, avec elle, nous n'aurions pas pu profiter du sous-sol comme nous l'avons fait tous les trois ; cette exposition est sans doute faisable avec des tout-petits, s'ils ne sont pas impressionnés par la semi-obscurité, mais elle est surtout adaptée aux plus grands - notre grande a 4 ans et demi)

Du 2 juillet 2016 au 8 janvier 2017.
Ouvert tous les jours sauf lundi, de 11h à 20h (nocturne le mardi jusqu'à 22h).
Une visite guidée incluse dans le billet d'entrée a lieu tous les jours de semaine à 18h. Le week-end, parcours en famille à 11h. Ateliers créatifs les mercredi, samedi et dimanche à 15h. Voir le programme sur
http://fondation.cartier.tickeasy.com/fr-FR/activites-enfants (le site de la Fondation est actuellement indisponible, mais la liste des ateliers et visites en famille, et leur billetterie, sont accessibles).
Tarif : 10,50 euros (réduit : 7 euros), majoré en ligne ; gratuit pour les moins de 13 ans (18 le mercredi).
Pour prolonger ou préparer la visite, cinq paysages sonores de Bernie Krause peuvent être écoutés sur
http://www.legrandorchestredesanimaux.com/fr.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire