jeudi 11 mai 2017

À vau-l'eau

(Édouard Sautai, "Flood" - Galerie Fernand Léger, Ivry-sur-Seine)



Si vous êtes de passage à Ivry-sur-Seine, il est un coin caché où l'art contemporain s'expose sous toutes ses formes : installations, notamment sonores et vidéos, projections lumineuses, mais aussi maquettes, photographies d'installations in situ - avec une attention particulière à la place de l'art dans la ville.

Avec l'exposition "Flood", Édouard Sautai exploite diverses facettes d'un élément qu'il perçoit comme structurant pour l'espace urbain, mais avec lequel il joue, explorant sa capacité de destruction ou de perturbation. Car l'eau, c'est bien entendu la Seine, dont le trait bleu défile sur le fond noir d'une série de tableaux exposés en cascade, la Seine, filmée en travelling lors de la crue de 2016. La vidéo, projetée dans l'un des deux grands espaces du second sous-sol, montre le paysage urbain à la fois inchangé (Notre Dame, les piétons sur les ponts, les immeubles sur les quais) et pourtant transformé par la montée des eaux (passage oppressant sous les ponts devenus trop bas, arbres qui ont les pieds dans l'eau, volées de marches qui mènent tout droit au fleuve) ; une "modification" qui se traduit aussi dans la bande-son, que l'on peut écouter grâce à quelques casques, et qui met au premier plan le bruit des flots, qui se mêle aux sons de la ville. Ce dispositif permet de se plonger dans cette "remontée" du fleuve, voyage presque maritime dans un paysage pourtant familier.

Car l'eau a ce pouvoir de troubler les repères, et c'est aussi sur le mode ludique qu'Édouard Sautai l'explore pour mieux nous perdre. Les deux autres vidéos projetées au second sous-sol l'illustrent de deux manières bien différentes : dans Prendre un bol d'air, l'artiste, plongé tête en bas dans l'eau d'une piscine, semble verser le contenu d'une bouteille dans un bol qu'il porte ensuite à sa bouche ; puisque tout est renversé, quand il semble vider la bouteille, il la remplit, et ce sont les bulles d'air qui s'en échappent alors qui figurent le breuvage versé. Ce jeu, répété à l'envi, intrigue, car le cadrage ne permet pas d'emblée de comprendre la posture du personnage, qui semble couché au fond de la piscine ; seules les interruptions, qui interviennent chaque fois que l'artiste reprend son souffle, permettent de remettre les choses à leur place, et de comprendre ce renversement que l'élément liquide rend plus troublant. L'eau est aussi vecteur d'illusion dans Monumelt, où l'on voit des châteaux de sucre se dissoudre et s'effondrer sans tout à fait comprendre comment : ils sont en fait progressivement plongés dans un aquarium, où les cristaux de sucres, avant de se dissoudre, flottent ou s'envolent, donnant l'impression d'une neige fantasmagorique sur des paysages désertiques. Nos filles sont restées longtemps assises pour contempler les multiples constructions imaginaires et observer la façon dont l'eau les détruisait, certaines s'affaissant sur leurs bases, d'autres s'écroulant progressivement, d'autres semblant presque disparaître en un instant. Leur destruction avait quelque-chose de fascinant et me rappelait d'autres images, d'authentiques bâtiments abattus ou parfois comme avalés par la terre. Les ruines de sucre ne gardaient pas toujours leur aspect ludique, et prenaient parfois des allures fantomatiques qui faisaient écho au Paris modifié par la crue.

La perte de repères dans l'espace et l'illusion, l'eau les crée aussi grâce à ses pouvoirs réfléchissants, particulièrement bien exploités dans l'installation qui semble offrir une échappée au visiteur qui arrive au premier sous-sol de la galerie. Une échappée vertigineuse : pour ma part, j'ai eu l'impression que si j'avançais, j'allais tomber dans le vide - ou tomber au plafond, puisque ce sont ses caissons qui se reflètent dans l'eau répandue sur le fond noir brillant qui occupe tout l'espace de ce petit cabinet. Édouard Sautai joue des reflets et de la perspective avec Mazzocchio, référence à la peinture italienne de la Renaissance et à ses recherches sur la perspective : une sculpture en bois qui occupe l'angle d'une salle, face à des miroirs, représente un quart de cette figure géométrique, qui se trouve ainsi complétée par le reflet. Ces jeux d'eaux et de miroirs exploitent les divers recoins de la Galerie, dont l'espace se prête à toute installation et est propice à la déambulation (avec pour seul défaut sa disposition sur trois niveaux, sans ascenseur - mais on peut laisser sa poussette au rez-de-chaussée avant de partir pour l'espace d'exposition qui se situe au sous-sol) : hall d'entrée et couloir propices à l'exposition de petites œuvres ou à la présentation de catalogues ou flyers, cages d'escaliers souvent exploitées pour des projections vidéos (cette fois, le miroitement de l'eau semblait flotter au-dessus de nos têtes tandis que nous descendions vers les œuvres), puis, au sous-sol, des salles aux murs blancs, vastes, et très claires malgré l'absence de lumière naturelle. Un espace chaleureux malgré l'éclairage artificiel, peut-être grâce au comptoir d'accueil et au coin bibliothèque qui ouvrent le premier sous-sol. Un espace où il est agréable de déambuler, parce qu'il est ample et très peu fréquenté (la galerie était vide en ce samedi après-midi pourtant pluvieux) - quel dommage ! On imagine assez bien une classe accueillie dans ces salles, sans que les élèves soient entassés - la galerie organise d'ailleurs des animations avec les scolaires (par exemple, reproduire l'expérience des châteaux de sucre). Les enfants sont d'ailleurs très bien reçus à chacune de nos visites, et cette fois nous avons bénéficié d'explications données spontanément, et adressées à notre aînée. J'ajoute qu'aucune mise en garde ni réflexion ne lui a été faite quand elle s'est penchée au-dessus de l'eau miroitante, quoiqu'elle fût près de la toucher. Maîtresses de maternelle (et de primaire), n'hésitez pas, emmenez vos (nos) petits voir "Flood" - ou une prochaine exposition de cette galerie, vous y trouverez toujours ludisme et bon accueil.


Galerie Fernand Léger : 93, avenue Georges Gosnat 94200 Ivry-sur-Seine (à proximité du métro Mairie d'Ivry). Ouvert du mardi au samedi, de 14h à 19h (et/ou sur rendez-vous). Entrée libre - mais il faut sonner pour qu'on vienne vous ouvrir la porte : ne surtout pas penser que la galerie est fermée parce que vous n'arrivez pas à ouvrir la porte ! Exposition "Flood" : du 17 mars au 27 mai 2017.

lundi 1 mai 2017

Musée hanté

(Musée du quai Branly - Visite contée "Devins et sorciers")


Pour notre seconde visite en famille au musée du Quai Branly, où nous devions retrouver une amie et ses deux fils de 5 et 7 ans, nous avons opté pour une visite guidée avec une conteuse, sur le thème des devins, shamans et sorciers (visite estampillée "à partir de 6 ans", mais qui m'a semblé adaptée à ma fille et à son copain de 5 ans - la cadette faisait un tour en poussette avec son père pendant ce temps). Ce fut un beau moment, pour les enfants comme pour les parents - personnellement je me suis sentie happée par la voix de la conteuse et, comme l'a dit l'aîné de mon amie alors que nous sortions du musée, dix minutes - un quart d'heure après la fin de la visite, "on est encore dans les histoires". Car notre guide avait un certain talent pour conter, mais aussi pour créer une atmosphère.

Elle a commencé dès le point de rendez-vous au sous-sol, avant même que nous commencions à nous diriger vers le musée. Après une rapide présentation du Quai Branly sous forme de questions-réponses, elle nous a "préparés" au conte avec une petite gymnastique (se dégourdir les oreilles etc.), suivie d'une chanson accompagnée d'une gestuelle, petit rituel que nous avons répété à chaque transition de la visite. Puis c'est sur le mode du jeu et du mystère tout à la fois que nous sommes entrés dans le musée : la rivière de mots qui flotte sur le sol de la rampe qui mène aux collections permanentes est devenue pour nous la mer qui sépare le monde visible du monde invisible, et les enfants (et les parents mais... chut !) se sont bien pris au jeu de ne marcher que sur la rivière, suivant ses méandres en évitant de poser le pied dans le monde invisible. Dernière étape de la création de l'atmosphère, la présentation, comme en passant, d'un long morceau de bois exposé au sol et visible à travers une vitrine comme un long serpent endormi, qui pourrait bien se réveiller - et qui, comme les autres objets du musée, raconte des histoires.

La conteuse a en effet présenté d'emblée les objets du musée comme les sources de ses histoires : c'est eux qui lui les racontent, quand elle vient les écouter, la nuit, dans le musée. Pourtant, et c'est un des bémols que je mettrais à cette visite contée, seuls deux objets serviront de point de départ aux histoires de cette visite contée, qui relève bien plus du conte que de la visite : la première histoire, racontée "pour les parents" (un mythe de la création associé à une histoire d'enfantement divin, qui reprenait le thème de la traversée de la rivière évoqué par notre montée sur la rivière de mots), le fut à l'entrée des collections, sans autre support que la parole, certes très évocatrice, de la conteuse ; le musée fut ensuite parcouru à toute vitesse pour aller d'un point de conte à un autre, ce qui peut s'avérer frustrant pour les enfants qui ne l'ont jamais visité (prévoir un petit tour libre dans le musée, avant ou après les contes). Car les deux contes destinés aux enfants furent l'occasion de longues stations assises dans un recoin du musée (dans les deux cas, un espace relativement restreint, un peu à l'écart des grandes allées - peut-être à dessein). Deux stations qui nous ont fait voyagé par l'imagination, grâce à deux histoires magnifiquement contées (deux histoires de démons, et non de sorciers, d'ailleurs), mais qui ne nous ont rien appris des objets qui leur servaient de support (je ne suis même pas sûre qu'il y avait un lien entre le premier objet - un costume de démon utilisé dans les cortèges de diables et d'anges dans la Cordillère des Andes - et le premier conte qui, lui, venait du Cap Vert et du Brésil). Car le parti pris de notre guide était celui de l'imagination, et non de la pédagogie. Ce qui n'était pas désagréable, et a semblé plaire aux enfants. Mais qui, en tant qu'adulte, m'a laissée un peu sur ma faim : j'aurais aimé savoir d'où venait chaque histoire, précisément, et ce qu'était chaque objet - sans avoir à lire le panneau explicatif.

Finalement, je me suis demandé si les objets étaient vraiment nécessaires (puisqu'ils étaient fort peu exploités, presque comme les illustrations d'un album), et ce qui distinguait cette visite contée d'une séance de contes dans un tout autre espace (théâtre, médiathèque). C'est un peu dommage de ne pas exploiter davantage cette mine inépuisable qu'est le musée du quai Branly (même si ce n'est pas mon musée préféré, j'y reviendrai). Mais peut-être était-ce un choix personnel de la conteuse ? Je me souviens que lors d'une précédente visite, nous avions croisé (et un peu suivi) une visite contée au fonctionnement bien différent : la conteuse, tout aussi passionnante, changeait fréquemment de vitrine et d'objet au fil de son histoire (tout en restant dans une zone bien délimitée). Ce souvenir d'une visite que nous aurions aimé suivre du début à la fin (et pas en clandestins) est peut-être aussi responsable de ma légère déception. Car je dois reconnaître que notre conteuse était captivante (quoique parfois légèrement confuse ou imprécise) et que les enfants ont apprécié. Avoir traversé le musée avec elle leur a donné envie de l'explorer ensuite (ce qui n'est malheureusement pas si facile, mais ce sera l'objet d'un autre billet). Quand nous y avons fait un petit tour en visite libre, ils semblaient encore baigner dans l'atmosphère de mystère qu'elle avait créée (surtout le plus grand). Ses histoires de démons les ont impressionnés aussi, je crois, mais n'ont pas paru les effrayer durablement - elle a très bien exploité le plaisir que les enfants ont à se faire peur.

À noter enfin que l'accueil des enfants au musée du quai Branly est plus que satisfaisant : aucun regard négatif, mais des sourires, au contraire, même pour notre cadette mise en liberté ; les livrets de visite destinés aux enfants sont en libre accès dans des présentoirs juste à l'entrée (peut-être pas extrêmement visibles au premier regard), et des versions dans diverses langues sont proposées au guichet de l'accueil. De nombreuses activités sont proposées : visites guidées et contées des expositions permanentes et temporaires, ateliers pour divers tranches d'âge - se reporter à l'agenda sur le site du musée, pas très pratique pour qui cherche des détails sur l'offre destinée aux familles. Un manque d'information regrettable : après la visite contée, nous avons rempli un petit questionnaire de satisfaction qui nous interrogeait également sur ce que nous savions de l'offre destinée aux familles et aux enfants. Je n'avais aucune idée de certains programmes de fidélisation, qui ne sont pas clairement présentés sur le site. Et comme le questionnaire ne laissait pas la possibilité de donner son mail pour recevoir les informations éventuellement désirées, je reste toujours dans l'ignorance (1)... Tant de bonne volonté vis-à-vis des enfants et si peu de communication avec les parents (pour qui les visites sont, de plus, un peu chères, je trouve), c'est un peu du gâchis !


(1) Après avoir fouillé sur le site, voici ce que je découvre : vous pouvez demander à l'accueil un "Passeport d'aventurier" pour votre enfant, à faire tamponner à chaque visite ; au bout de 3 tampons, vous gagnez un cadeau d'aventurier (?) pour votre bambin, et le droit de bénéficier d'un tarif réduit sur le Pass Duo+ (accès illimité au musée pendant 1 an, pour le titulaire et l'invité de son choix, réductions sur les activités ; tarif plein 60 euros - tarif réduit non précisé). Pourquoi ne pas avoir inventé un pass "famille", accessible à un tarif plus intéressant dès la première visite ? J'ajoute qu'après deux visites avec nos filles, nous ne nous sommes jamais vus proposer ce "Passeport". Encore une fois, le défaut d'information annule la bonne volonté.


Musée du quai Branly - Jacques Chirac : ouvert tous les jours sauf le lundi, de 11h à 19h (mardi, mercredi, dimanche) ou 21h (jeudi, vendredi, samedi) ; ouvert les lundis pendant les vacances scolaires (toutes zones confondues ; vacances d'été exclues). Tarifs : 10 euros pour les collections permanentes ou l'exposition temporaire de la Galerie jardin (billet jumelé : 12 euros) ; tarif réduit 7 euros (9 pour le billet jumelé) ; gratuit pour les moins de 25 ans (moins de 18 pour les expositions temporaires).
Visites guidées ou contées, ateliers enfants ou familles : 8 euros (auxquels il faut ajouter, pour les visites, le prix d'entrée dans le musée, donc 18 euros) ; tarif réduit (moins de 26 ans, familles nombreuses, pass' éducation) 6 euros.