mercredi 12 septembre 2018

Touché coulé : écrans tactiles et autres gadgets


Interactif. C'est l'adjectif à la mode, l'impératif qui doit s'imposer, à l'école comme dans les musées, pour que les visiteurs ou les enfants ne se sentent pas passifs, pour qu'ils s'approprient la culture et le savoir. Jusqu'aux publicités qui interagissent avec les usagers du métro parisien, comme pour leur donner le sentiment d'avoir prise sur les écrans, alors que tant de choses leur échappent.

Même les musées qui font le minimum d'efforts en termes d'accueil du public et de modernisation de leur muséographie - comme le Louvre, qui n'a pas besoin de ça pour attirer les touristes - se peuplent d'écrans tactiles : si présents que mes filles tentent de faire glisser le contenu du moindre cartel un peu lumineux à leur portée, ces nouveaux gadgets remplacent aujourd'hui les sempiternels audioguides. Ne vous méprenez pas, je ne juge pas ces outils forcément inutiles : ils apportent souvent beaucoup d'informations - que l'on s'empresse cependant d'oublier, à moins d'être un spécialiste. Les mieux faits d'entre eux attirent le regard sur des détails et invitent à observer autrement les œuvres. Mais j'avoue que j'ai depuis longtemps renoncé aux audioguides - d'autant plus si je visite avec mes filles, mais même sans elles - car ils sont chronophages, me donnent mal à la tête et contraignent trop le rythme de ma visite. Ils tendent de plus à m'isoler de mes compagnons, avec lesquels j'aime bien échanger sur ce que je vois, même de manière superficielle : faudrait-il sacrifier l'interaction sur l'autel de l'interactivité ?

Les écrans et l'interactivité 2.0 ont des effets similaires : j'avais déjà constaté à Bordeaux et Biarritz que le tout-interactif a ses limites (techniques, notamment), et isole les visiteurs tout autant que les audioguides. Certes, on peut être plusieurs devant un écran tactile, mais un seul a la main, et les enfants, qui n'en maîtrisent pas forcément le fonctionnement, s'empressent de le manipuler, à tort et à travers parfois ; si un visiteur inconnu est installé devant l'écran, il faut attendre son tour, les regards curieux (surtout ceux des enfants) étant souvent perçus comme indiscrets. Pourtant, un écran installé dans un espace public comme le musée pourrait être un support d'échange, de partage ; mais nous sommes si habitués à être seuls sur nos Smartphones et tablettes que nous reproduisons cette solitude sans y penser. Quant à se servir de l'écran tactile en famille, cela fonctionne parfois, mais c'est tellement moins facile que de parler d'une œuvre que l'on regarde tous : il faut se serrer autour de l'écran, canaliser les envies de toucher à tout, partout, et souvent expliquer ce que montre/dit l'écran. Bref, beaucoup d'énergie dépensée. Pour que cela en vaille la peine, il faut que le contenu et la mise en place de l'écran soient optimisés : par exemple, dans la section très récente des arts de l'Islam, au Louvre, des écrans permettent de connaître les étapes de fabrication de certains objets exposés ; le contenu - texte et images - est clair, accessible, pas très long ; mais les écrans n'ont pas toujours été positionnés face aux œuvres, et il faut parfois chercher l'objet concerné (quand il n'est pas absent), et se tordre pour l'avoir dans son champ de vision quand on est devant l'écran.

Expérience interactive au Musée national
du Danemark (Copenhague), rendue
compliquée par la manipulation précipitée
de notre aînée, qui avait réglé l'activité…
en danois !
A ces détails pratiques s'ajoute le risque de dysfonctionnements techniques : les écrans bloqués ou qui ont des sautes d'humeur ne sont pas rares. L'interactivité se mérite, elle naît parfois dans les tâtonnements, voire les échecs - comme semble le penser Claude Clovsky, concepteur de la dernière installation de la Galerie des enfants à Beaubourg : il invite en effet les enfants à interagir avec un immense écran, à l'aide de formes en mousse censées provoquer chacune une réaction différente à l'écran (apparition d'une forme, d'une couleur, etc.) ; le problème, c'est que cela ne fonctionne pas du tout, si bien qu'à notre dernière visite le petit guide qui expliquait les effets produits par chaque forme avait été retiré, les hôtesses avouant que le constat avait été fait par le concepteur comme par les visiteurs de l'absence de réaction - du moins de celles prévues - à la mise en mouvement des fameuses formes en mousse ; seule la fonction effacer semble fonctionner comme prévu ! On nous a expliqué que c'était tout à fait dans l'esprit du concepteur, qui explore les failles de l'interactivité, se plaît à créer des pages web ratées, à mettre en scène l'effort que devrait supposer toute interactivité - au rebours de la facilité qu'on lui attribue trop souvent. Belle idée, mais sans doute peu adaptée au jeune public : les petits visiteurs, ne pouvant identifier les effets de leurs actions sur l'écran parmi les multiples images générées automatiquement par un ordinateur, s'en désintéressent bien vite et se mettent à empiler les arobases et les hashtags en mousse dans un jeu de construction plus familier, et moins virtuel.

Mais au-delà des failles techniques et pratiques de la mise en place d'écrans tactiles, leur principal défaut est à mes yeux leur trop grand pouvoir d'attraction, qui les rend aptes à détourner l'attention des enfants des objets qu'ils ont physiquement sous les yeux, pour leur préférer des images mouvantes mais virtuelles : au Louvre, il nous fut parfois difficile de détourner l'attention de nos filles de l'écran ne serait-ce que pour leur montrer l'objet exposé concerné par la vidéo. Je rageais de les voir happées par les images alors qu'elles avaient à portée de regard des objets magnifiques. Pire, quand un espace d'exposition est peuplé d'écrans, ceux-ci accaparent les enfants et leur font complètement oublier ce qui les entoure : au Louvre, la visite s'est transformée en quête du prochain écran ; une expérience qui s'était déjà produite à la Grande Galerie de l'évolution, alors que les objets à observer n'étaient pas des coupes ou morceaux de faïences, mais des animaux naturalisés, plus susceptibles d'intéresser les petits. Une amie a vécu la même chose avec ses nièces : impossible de les décoller des écrans pour les ramener face aux animaux. Pourtant, mes filles sont tout sauf des geeks addicts aux écrans : elles n'ont jamais nos téléphones en main, la tablette de leur père sert seulement aux dessins animés en vacances ; la grande a une tablette pour enfants dont elle se sert à peine, et leur dose de télévision n'est pas illimitée. Cela ne les empêche pas d'avoir compris le fonctionnement des écrans tactiles, comme si elles étaient nées une tablette en main ! Et de goûter les plaisirs de l'interactivité au point d'en oublier le reste, et ce qui nous paraît, à nous adultes, l'essentiel de la visite : les œuvres.

Je ne sais s'il faut attribuer ce pouvoir d'attraction au caractère interactif des écrans tactiles, ou s'il n'est pas plutôt l'apanage de toute image en mouvement. Au musée du Quai Branly, de nombreuses petites télévisions sont disséminées dans tout l'espace d'exposition (certaines, tactiles, offrent un choix de langues et de vidéos) ; parfois cachées dans de petites grottes secrètes, elles séduisent d'autant plus qu'on les contemple caché (et seul, encore une fois) ; mais leur contenu (et leur fonctionnement, pour les écrans tactiles) n'est pas adapté aux non-lecteurs (et je dirais même aux enfants), beaucoup de vidéos étant sous-titrées ; c'est dommage car, encore une fois, ce média attire les plus jeunes et pourrait être l'occasion de leur faire comprendre la fonction des objets exposés, en montrant les rituels dans lesquels ils interviennent. En l'absence de cet effort de pédagogie, j'ai encore une fois perçu ces écrans comme un frein à notre visite et des occasions régulières de mini-conflit du type "allez, on y va" qui s'éternise. Il faut penser aux enfants quand on installe ce genre d'outils dans un musée, mais aussi à leurs parents !

Comme les audioguide, finalement, les écrans influent sur notre rythme de visite et tendent à atomiser le parcours dans le musée : coups d'accélérateur quand l'enfant court d'écran en écran, les parents peinant à le suivre tout en jetant un œil rapide (et frustré) sur les objets exposés, et effets de ralentissement quand on peine à décrocher l'enfant de l'écran ; parents et enfants regardent trop souvent dans des directions différentes, et l'on y perd en partage - en interaction.

Des effets similaires se produisent cependant quand les musées testent des dispositifs ludiques qui proposent d'autres types d'interaction - on ne peut accuser les écrans de tous les maux ! Je l'ai observé il y a trois ans lors d'une visite du Musée des Beaux Arts de Tours, qui fut ponctuée par la découverte de "box" (sic) destinées aux enfants (à partir de 3 ans - elles sont toujours en place actuellement) ; mon aînée, qui avait alors 3 ans (la cadette, encore tout bébé, n'était pas encore pour moi un visiteur cobaye-sujet d'observation), a adoré jouer à la dînette avec les légumes censés lui permettre de reconstituer une nature morte, se déguiser comme les personnages des portraits XVIIIe siècle (perruque poudrée comprise), faire un puzzle en regardant le tableau qui lui servait de modèle, ou encore scruter à la loupe une toile italienne pour trouver des détails cachés. Nous étions nous aussi enthousiastes face à ce dispositif qui manifestait une volonté de bien accueillir les tout-petits et leurs familles… jusqu'à ce que la visite se transforme en grande quête des boîtes à surprises : dès qu'elle entrait dans une salle, notre fille cherchait la nouvelle "box" et n'était absolument pas réceptive à nos invitations à venir observer telle ou telle œuvre ; si la salle recelait une activité, elle s'y plongeait longuement (nous laissant ainsi contempler la salle à notre aise, certes, mais ignorant tout ce qui n'était pas la "box") ; sinon, elle nous traînait vers la salle suivante. Finalement, notre enthousiasme initial s'est teinté d'un peu de frustration et d'énervement : c'est dommage de devoir batailler pour que votre enfant admire deux-trois chefs d'œuvre, avant de se plonger dans une activité ludique ! Jouer ou visiter, faudrait-il donc choisir l'un au détriment de l'autre ?

Notre récent voyage au Danemark m'a replongée dans cette interrogation, et j'ai de nouveau constaté combien il était difficile de trouver une bonne formule qui combinerait visite et ludisme : séparer espace de visite et espace de jeu, comme le font les Danois, semble une bonne idée a priori, et préserve un vrai temps pour la visite ; mais cela laisse tout de même l'impression diffuse que le musée à proprement parler n'est pas un lieu pour les enfants, qui s'y ennuient en attendant de pouvoir aller jouer. Mêler visite et ludisme est périlleux, l'équilibre à trouver acrobatique : à Tours, les boîtes étaient plutôt bien faites (certaines destinées aux plus jeunes, d'autres plus difficiles pour notre fille de 3 ans) ; y en avait-il trop ? Etaient-elles trop proches des jeux habituels des enfants (dînette, puzzles, déguisements) ? Encore aujourd'hui je ne saurais dire ce qui n'allait pas, mais je suis sortie de cette visite un peu déçue finalement. Le Musée national du Danemark, à Copenhague, proposait une autre formule avec ses "boredom buttons" également destinés aux enfants : disséminés dans le musée (paraît-il, car nous n'en avons trouvé que deux), ils déclenchaient, quand on les pressait, une animation qui envahissait l'espace d'exposition aussi bien sur le plan sonore que visuel ; près du chariot du soleil, la pièce toute entière était ainsi plongée dans l'obscurité pour permettre aux visiteurs de regarder sur le mur du fond une projection animée mettant en scène un récit de type mythologique de la naissance de ce symbole ; dans une salle consacrée aux armes, c'est le bruit d'une canonnade qui retentissait dans toute la salle, pendant qu'un trou virtuel apparaissait dans l'un des murs, face au canon que nous étions ainsi invités à regarder de plus près - si l'on n'était pas effrayé par le vacarme (bien réel, lui) qu'il était censé produire ! Je ne peux émettre un jugement général à partir de ces deux seules expériences (et j'avoue que cette fois, c'est moi qui ai guetté les boutons de salle en salle, en vain !). Mais mes filles n'ont pas semblé plus séduites que cela (la petite a même été apeurée par le canon) et nous avons trouvé que ces effets spéciaux gênaient l'observation des œuvres (gêne qui s'imposait d'ailleurs aux autres visiteurs présents au même moment dans la salle, obligés d'attendre pour pouvoir contempler le chariot du soleil, une des pièces maîtresses de la collection du musée). Nos filles se sont davantage amusées des armures à soupeser installées à proximité des véritables cottes de maille.

Introduire du ludisme sans gêner les visiteurs adultes, sans non plus parasiter la visite des enfants et les détourner complètement des œuvres, amuser et instruire tout en laissant libre le rythme de visite des familles, voilà le défi lancé aux musées du XXIe siècle. Pas sûr que ce soient des écrans et autres gadgets 2.0 qui permettent de le relever !


Claude Clovsky, "Une enfant de 5 ans en ferait autant", Galerie des Enfants du Centre Pompidou, du 14 avril au 24 septembre 2018 : à partir de 4 ans ; accès avec le billet du musée.

Musée des Beaux Arts de Tours : ouvert tous les jours sauf le mardi, de 9h00 à 12h45 et de 14h00 à 18h00 ; entrée 6 euros, tarif réduit (notamment pour les 12-18 ans) 3 euros, gratuit pour les moins de 12 ans et le premier dimanche du mois.

Musée national du Danemark : ouvert tous les jours (sauf le lundi de septembre à juin), 10h-17h : le musée des enfants est ouvert de 10h à 16h30 ; entrée 95 kr. (environ 13 euros), ticket famille 80 kr. (environ 11 euros), gratuit pour les moins de 18 ans.

3 commentaires:

  1. Nous avons eu "droit" à un écran pour visiter le château de Guillaume le Conquérant cet été. La tablette montrait les salles telles qu'elles étaient meublées et décorées à l'époque tandis qu'elles étaient assez nues en réalité. Au final, pas pratique du tout, il fallait d'abord scanner dans chaque salle un symbole avec la tablette pour qu'elle nous présente la bonne salle sauf que ça marchait une fois sur deux. J'ai dû aider un couple un peu plus senior qui n'y arrivait pas car il fallait se mettre à une distance bien spécifique. Bref, nous avons détesté, mon petit bonhomme de 3,5 ans inclus. Il n'a pas de tablette à la maison juste 45 mn de dessins animés le dimanche matin. Donc il a d'abord été attiré par l'objet mais s'en est vite désintéressé : vu que ça fonctionnait difficilement, il ne pouvait pas activer le changement de salle lui-même. En revanche, il a adoré la salle des catapultes où appuyer sur un bouton permettait d'activer les catapultes virtuelles sur grand écran. Et c'était finalement bien plus agréable que d'être à trois sur notre tablette. J'imagine que l'aménagement du château coûterait trop cher mais cette tablette m'a fait craindre un monde où on visite des musées aux murs vides, remplis sur tablettes seulement...

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  2. Article génial qui reprend bien les questionnements que j'ai en tant que maman et guide. Quel est l'intérêt de tous ces écrans ? L'expo à la Galerie des enfants a été un échec total pour mon fils qui à fait comme tous les enfant : il a empilé les mousses !!!
    En tant que guide si je pouvait éteindre les écrans ...

    A Chambord j'ai catégoriquement refusé la tablette !

    Sabine
    mamusee.fr

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    1. Merci pour vos commentaires que je ne découvre que maintenant (Blogger doit me juger trop peu assidue, c'est sans doute pourquoi il ne me les a pas signalés !). Je suis contente (et rassurée : je ne suis pas la seule à être un peu "rétro") de savoir que vous avez la même réserve par rapport aux tablettes, vous qui êtes "dans le métier". Il y a tant d'autres choses qui pourraient attirer les regards des petits dans les musées, si on se donne la peine de les aider un peu !

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