jeudi 20 septembre 2018

Noun y es-tu ?

Alternatives ludiques au numérique

Après la publication de mon dernier article, une double frustration s'est immédiatement mise à me tarauder : d'une part, je n'avais pas trouvé de réponse satisfaisante à ma question ("Jouer ou visiter, faut-il choisir?"), ni de recette équilibrée pour un bon usage du numérique dans les musées (si tant est qu'un tel usage existe - mais je ne veux pas totalement y renoncer) ; il me semblait pourtant un tantinet réactionnaire (la suite ne va cependant pas donner de moi l'image d'une prêtresse de la modernité, je le crains) de laisser entendre qu'avec des enfants, il valait mieux se contenter d'une simple contemplation des œuvres exposées, sans fioritures numériques ou ludiques, sans faire le moindre effort, au fond, pour s'adapter aux jeunes visiteurs. J'assume volontiers mon côté "vieux jeu" (après tout, quand on enseigne les Lettres classiques, on est déjà une pièce de musée aux yeux de bien des gens, n'est-ce pas ?), mais j'ai plus de peine à renoncer à l'attention portée aux enfants : il me semble évident qu'il faut s'adapter à eux pour que la visite soit un plaisir pour toute la famille. Cette frustration s'est combinée au sentiment d'avoir manifesté dans mes dernières publications un penchant de plus en plus développé pour la critique - une critique qui s'avérait trop peu constructive à mon goût. C'était bien joli de souligner les défauts de tel dispositif ludique ou numérique proposé par les musées parisiens, tourangeaux ou danois, mais cela semblait fort mal venu de la part de quelqu'un qui n'avait rien à proposer d'autre ! J'ai donc décidé de glisser une dose d'enthousiasme dans ce nouvel article, et de vous parler des "trucs qui marchent (parfois mais pas toujours)", ou plus modestement de nos diverses tentatives pour préparer-animer nos visites de musées avec nos filles.

Les ingrédients de mes recettes sont tout ce qu'il y a de plus rétro (je vous avais prévenus), mais ont l'immense avantage de ne pas prendre beaucoup de place : qui n'a pas toujours sur soi un crayon ou un stylo (la version "maman/papa de choc" prévoyant des mini crayons de couleur, comme on en trouve parfois scotchés aux magazines pour enfants) ? Ajoutez quelques feuilles de papier ou un carnet, et vous aurez de quoi occuper vos bambins dans bien des musées. Voilà une formule que nous avons testée en voyage - nous ne partons plus sans deux carnets à dessin - mais aussi, notamment, au centre Pompidou : nous laissons nos filles s'installer devant l'œuvre qui les inspire et, tandis que l'un de nous deux fait porte-trousse et fournit les crayons au fil de leurs inspirations, l'autre peut s'éloigner le temps de parcourir (tranquille !) quelques salles, quitte à y retourner ensuite tous ensemble ; cette alternance surveillance-visite ménage un peu de temps aux parents sans léser les enfants, ravis de se laisser inspirer par les toiles exposées. Il faut cependant reconnaître que cette formule comporte quelques risques (notamment pour les oreilles) : conseil d'amie, ne vous laissez pas prendre au piège du tout-petit qui vous demande de dessiner pour lui ce qu'il se sent incapable de reproduire lui-même ; si par malheur votre œuvre ne coïncide pas avec ses ambitions (souvent exprimées dans un langage qui lui est personnel), la séance de visite dessinée vire au drame, et vous risquez l'expulsion. Autre condition - indépendante de notre volonté : cette activité toute simple nécessite de l'espace pour que l'enfant puisse s'installer sans se faire piétiner par… euh, pardon, sans gêner les autres visiteurs. Certains musées, certaines expositions temporaires dans des salles trop étriquées ne se prêtent pas du tout à la station assise ; et les gardiens de salles ne voient pas toujours cette activité d'un très bon œil, soucieux qu'ils sont de préserver les pieds des visiteurs adultes (écraser un enfant, c'est tout de même inconfortable)… pardon, je recommence, de préserver la sécurité de tous les visiteurs - lors d'une exposition au musée de l'Orangerie, alors que nous avions installé nos filles dans un angle vide de tableaux, avec juste ce qu'il fallait de recul, mais complètement hors du passage des visiteurs, le gardien nous a gentiment demandé de les faire se lever (oui, oui, gentiment, c'est assez rare pour le signaler) ; comme nous protestions qu'elles ne gênaient personne, il nous a répondu qu'une évacuation d'urgence pourrait s'avérer dangereuse pour elles, en leur faisant risquer d'être piétinées (vous voyez, je n'exagère qu'à peine !).

S'il vous manque un ingrédient pour la recette "dessiner c'est gagné", si vous ne trouvez pas un banc libre pour installer face aux œuvres les mignons popotins (ou leurs carnets - à l'Orangerie, mon aînée a trouvé la posture idéale, à genoux entre les deux courbes du banc ovaloïde qui permet de contempler les Nymphéas), il vous faut donc opter pour la position debout qui est, comme chacun sait, celle du visiteur sérieux, absorbé par les informations historiques ou esthétiques et, bien sûr, par les œuvres, qu'il contemple avant de proférer son avis d'un air inspiré (remonter la main jusqu'au menton vous donnera plus de poids en cet instant), bref, celle d'un adulte venu s'instruire, et non griffonner sur un carnet. Une position qui s'avère également très confortable quand votre enfant a reçu (par miracle!) un petit livret de visite sur lequel il est invité à écrire des réponses voire (ça s'est vu !) à dessiner. Certains musées en proposent de très beaux ou de très bien faits, comme la Cité de la musique, le musée du Quai Branly (attention, il faut penser à le demander à l'accueil !), ou encore la Cité du patrimoine et de l'architecture (mais le livret est payant). Je déplore (vous remarquerez que mon penchant à la critique n'a pas tardé à repointer le bout de son nez) que ces livrets soient encore trop souvent absents (soit parce qu'ils n'existent pas, soit parce qu'ils sont épuisés…) ou invisibles : si on ne les propose pas spontanément aux visiteurs ou si on ne les installe pas en libre accès, bien en vue, c'est comme s'ils n'existaient pas ! Et je regrette aussi que leur usage soit le plus souvent réservé, dans l'esprit des personnels de musées, aux enfants en âge de lire et d'écrire : comme si les visites de musées n'étaient possibles que pour des enfants de 7 ans et plus, comme s'il ne s'agissait que de lieux scolaires, voués à l'apprentissage, et non à la découverte, à la curiosité, à l'émotion artistique, à la promenade. Les plus petits seraient ravis de visiter un musée avec en main un livret qui les guiderait, les inviterait à regarder quelques œuvres, et transformerait l'exposition en jeu de piste ! Mes filles ont régulièrement fait cet usage des dépliants fournis plus spontanément à l'entrée des musées ou expositions, dont ils signalent les incontournables : la visite devient alors un "cherche et trouve" géant, ma grande (6 ans et demi) manifestant toujours la même joie quand elle a trouvé une œuvre reproduite sur ce type de plaquette. Une recette reprise par le musée d'Orsay, qui propose plusieurs dépliants-posters (attention, il faut les demander, juste après avoir pénétré dans le musée, à l'accueil situé sur la gauche, où ils sont jalousement rangés dans une étagère et distribués avec parcimonie) : chacun offre une sélection d'œuvres regroupées autour d'un thème ; le support est peu pratique, les sujets un peu bébêtes ("princes et princesses", "héros", "sports de combat") et pas complètement adaptés au contenu du musée, mais l'idée est bonne (parcourir le musée à la recherche de quelques œuvres que l'on regardera de plus près), et d'autant plus bienvenue dans un si grand musée.

Crayons, carnets ou livrets, tout cela, allez-vous me dire, n'est pas bien original. Mais s'il reste de la place dans votre sac à dos à côté du goûter, j'ai plus ringard encore à vous proposer : glissez-y un livre ! Certains ouvrages peuvent à la fois permettre de préparer la visite avec vos enfants, et les accompagner ensuite à travers le musée. Ils ont cet avantage sur les dépliants et autres posters d'avoir été à votre disposition chez vous ou pendant votre trajet dans les transports en commun, mais aussi de fournir aux jeunes visiteurs des informations susceptibles d'attiser leur curiosité. Il existe évidemment pléthore de livres pour enfants consacrés aux plus grands musées français ; beaucoup sont cependant très riches, à la fois en images et en informations, et donc peu adaptés aux plus jeunes. On retrouve encore une fois dans ces documentaires l'approche scolaire qui est, en France, celle du contact que les enfants ont avec les musées (même si aujourd'hui Vigipirate empêche la plupart d'entre eux de s'y rendre avec leur classe, en tout cas en primaire). A les lire, on a l'impression que visiter un musée n'est intéressant que lorsqu'on étudie l'Histoire et que l'on commence à en maîtriser les principales périodes, ce qui intervient assez tard finalement. Je vous proposerai, à rebours de cette approche, des ouvrages qui invitent les enfants non pas à apprendre, mais à rêver et à voyager grâce aux œuvres exposées dans les musées. Il existe ainsi une collection très bien faite, écrite par l'excellente Marie Sellier, dont chaque volume est consacré à un musée en particulier, les titres déclinant la formule Mon petit Louvre / Orsay / Versailles etc. Je suis loin de les avoir tous explorés, mais la formule est plaisante autant qu'efficace : le livre commence comme un inventaire à la Prévert ("Au Louvre, il y a..."), rythmé par la répétition des "il y a" qui l'apparente à une poésie ; chaque double page présente une œuvre du musée, photographiée d'un côté, et décrite de l'autre - encore que décrire ne soit pas le terme approprié. Dans Mon petit Louvre, par exemple, ce sont souvent les œuvres ou les personnages qu'elles représentent qui parlent à la première personne ; le court texte qui accompagne chaque œuvre amène l'enfant à se poser des questions, à regarder de plus près un détail, à interroger ses propres sensations ou émotions. On est donc très loin d'une description informative ou technique : en lisant ces petits livres on se promène déjà dans le musée comme dans un monde imaginaire peuplé de personnages mystérieux ou fascinants. Leur lecture prépare très bien l'enfant à sa visite, en lui donnant envie de voir les œuvres "en vrai", et en ménageant le plaisir de la reconnaissance une fois sur place. Et nous avons également emporté certains de ces ouvrages lors de nos visites, au musée Guimet notamment, où notre aînée a pris goût pour ce jeu de "cherche et trouve" qu'elle reproduit aujourd'hui avec les dépliants des musées. La recette rencontre un peu moins de succès dans les grands musées, soit parce qu'on ne les parcourt jamais en entier (comme le Louvre, mais reconnaître les œuvres découvertes auparavant lors de la lecture reste un plaisir, même s'il est moins répété), soit parce que les œuvres exposées subissent une rotation qui rend le livre vite obsolète (c'est notamment le cas de Mon petit Centre Pompidou). Dans ce cas, emporter l'ouvrage dans son sac est moins indispensable, mais il reste une bonne porte d'entrée dans la visite que vous projetez de faire avec votre enfant.

Il est également possible de laisser une part plus grande à l'imaginaire dans cette préparation de visite par les livres. Nous avons rencontré un grand succès de ce côté avec le livre qui m'a inspiré le titre de cet article, Petit Noun. Il appartient à une autre merveilleuse collection de livres sur l'art destinés aux enfants, la collection "Pont des arts" aux éditions de L'Elan vert, qui compte aujourd'hui 60 ouvrages, la plupart consacrés à une œuvre qui inspire à la fois l'auteur et l'illustrateur pour la création d'une histoire et d'un univers originaux (l'œuvre inspiratrice est toujours reproduite à la fin de l'ouvrage, et l'enfant découvre avec étonnement qu'il a en fait voyagé à l'intérieur d'une œuvre d'art célèbre ou vers elle). Petit Noun est un hippopotame bleu qui vit sur les bords du Nil en des temps immémoriaux ; il a accompagné un ami humain dans la tombe, mais sort un jour de l'oubli pour un voyage initiatique qui l'amène à rejoindre les siens dans une vitrine d'un célèbre musée parisien. L'histoire et les illustrations, toutes douces et poétiques, ont immédiatement séduit notre aînée, alors qu'elle avait 2 ans et demi. Retrouver petit Noun dans sa vitrine est devenu alors une sorte de pèlerinage, nous rendions visite à un ami pour lui remonter le moral - "il est tout seul, il est triste". Cet attachement affectif, qui nous forçait parfois à traverser tout le musée juste pour voir petit Noun avant de partir, a duré assez longtemps, et participe peut-être de la tendresse toute particulière que nous avons tous pour les visites au Louvre : en même temps qu'un lieu de promenade agréable à parcourir (si l'on sait éviter les sections surpeuplées pour privilégier, par exemple, la section "sculpture française", toujours tranquille), le musée était un lieu de retrouvailles avec un personnage aimé, avec un imaginaire porté par un joli livre que nous avions plaisir à relire à la maison. Récemment mon mari l'a emporté avec lui alors qu'il visitait le Louvre avec notre aînée et certains de ses camarades (il s'agissait d'une visite en famille dans le cadre d'un projet d'école, pas d'une visite scolaire), et il a remporté un franc succès en le lisant face à la vitrine pour ma fille et l'une de ses copines (qui ne connaissait pas le livre). Les enfants apprécient toujours les visites contées que nous avons pu tester (à la Cité de la musique ou au Quai Branly, par exemple, mais nous en avons croisé de nombreuses, tout aussi attirantes, au musée Guimet par exemple, ou à la Fondation Vuitton) - alors pourquoi pas des visites-lectures ?


Collection "Mon petit…", ouvrages de Marie Sellier publiés par la Réunion des musées nationaux : 10 opus consacrés à des musées parisiens (et Versailles), conseillés à partir de 5 ans (mais on peut les lire avant !) - 10 euros ; auxquels s'ajoutent 3 opus consacrés à des peintres (Cézanne, Matisse, Degas), conseillés à partir de 8 ans ; prix entre 12 et 13,50 euros.

Collection Pont des Arts : ouvrages de divers auteurs (un tandem auteur-illustrateur), consacrés à une œuvre précise le plus souvent, le choix d'œuvres allant de la préhistoire à Pompon, en passant par Monet, Bosch ou Delacroix ; plusieurs volumes sont consacrés à des œuvres présentent au Louvre (outre Petit Noun, la Joconde, Le Radeau de la Méduse, La Liberté guidant le peuple), mais l'impressionnisme et l'art moderne ne sont pas négligés, chaque période historique se voyant consacrer au moins un ouvrage ; âges conseillés divers selon les volumes ; prix autour de 14-15 euros.

mercredi 12 septembre 2018

Touché coulé : écrans tactiles et autres gadgets


Interactif. C'est l'adjectif à la mode, l'impératif qui doit s'imposer, à l'école comme dans les musées, pour que les visiteurs ou les enfants ne se sentent pas passifs, pour qu'ils s'approprient la culture et le savoir. Jusqu'aux publicités qui interagissent avec les usagers du métro parisien, comme pour leur donner le sentiment d'avoir prise sur les écrans, alors que tant de choses leur échappent.

Même les musées qui font le minimum d'efforts en termes d'accueil du public et de modernisation de leur muséographie - comme le Louvre, qui n'a pas besoin de ça pour attirer les touristes - se peuplent d'écrans tactiles : si présents que mes filles tentent de faire glisser le contenu du moindre cartel un peu lumineux à leur portée, ces nouveaux gadgets remplacent aujourd'hui les sempiternels audioguides. Ne vous méprenez pas, je ne juge pas ces outils forcément inutiles : ils apportent souvent beaucoup d'informations - que l'on s'empresse cependant d'oublier, à moins d'être un spécialiste. Les mieux faits d'entre eux attirent le regard sur des détails et invitent à observer autrement les œuvres. Mais j'avoue que j'ai depuis longtemps renoncé aux audioguides - d'autant plus si je visite avec mes filles, mais même sans elles - car ils sont chronophages, me donnent mal à la tête et contraignent trop le rythme de ma visite. Ils tendent de plus à m'isoler de mes compagnons, avec lesquels j'aime bien échanger sur ce que je vois, même de manière superficielle : faudrait-il sacrifier l'interaction sur l'autel de l'interactivité ?

Les écrans et l'interactivité 2.0 ont des effets similaires : j'avais déjà constaté à Bordeaux et Biarritz que le tout-interactif a ses limites (techniques, notamment), et isole les visiteurs tout autant que les audioguides. Certes, on peut être plusieurs devant un écran tactile, mais un seul a la main, et les enfants, qui n'en maîtrisent pas forcément le fonctionnement, s'empressent de le manipuler, à tort et à travers parfois ; si un visiteur inconnu est installé devant l'écran, il faut attendre son tour, les regards curieux (surtout ceux des enfants) étant souvent perçus comme indiscrets. Pourtant, un écran installé dans un espace public comme le musée pourrait être un support d'échange, de partage ; mais nous sommes si habitués à être seuls sur nos Smartphones et tablettes que nous reproduisons cette solitude sans y penser. Quant à se servir de l'écran tactile en famille, cela fonctionne parfois, mais c'est tellement moins facile que de parler d'une œuvre que l'on regarde tous : il faut se serrer autour de l'écran, canaliser les envies de toucher à tout, partout, et souvent expliquer ce que montre/dit l'écran. Bref, beaucoup d'énergie dépensée. Pour que cela en vaille la peine, il faut que le contenu et la mise en place de l'écran soient optimisés : par exemple, dans la section très récente des arts de l'Islam, au Louvre, des écrans permettent de connaître les étapes de fabrication de certains objets exposés ; le contenu - texte et images - est clair, accessible, pas très long ; mais les écrans n'ont pas toujours été positionnés face aux œuvres, et il faut parfois chercher l'objet concerné (quand il n'est pas absent), et se tordre pour l'avoir dans son champ de vision quand on est devant l'écran.

Expérience interactive au Musée national
du Danemark (Copenhague), rendue
compliquée par la manipulation précipitée
de notre aînée, qui avait réglé l'activité…
en danois !
A ces détails pratiques s'ajoute le risque de dysfonctionnements techniques : les écrans bloqués ou qui ont des sautes d'humeur ne sont pas rares. L'interactivité se mérite, elle naît parfois dans les tâtonnements, voire les échecs - comme semble le penser Claude Clovsky, concepteur de la dernière installation de la Galerie des enfants à Beaubourg : il invite en effet les enfants à interagir avec un immense écran, à l'aide de formes en mousse censées provoquer chacune une réaction différente à l'écran (apparition d'une forme, d'une couleur, etc.) ; le problème, c'est que cela ne fonctionne pas du tout, si bien qu'à notre dernière visite le petit guide qui expliquait les effets produits par chaque forme avait été retiré, les hôtesses avouant que le constat avait été fait par le concepteur comme par les visiteurs de l'absence de réaction - du moins de celles prévues - à la mise en mouvement des fameuses formes en mousse ; seule la fonction effacer semble fonctionner comme prévu ! On nous a expliqué que c'était tout à fait dans l'esprit du concepteur, qui explore les failles de l'interactivité, se plaît à créer des pages web ratées, à mettre en scène l'effort que devrait supposer toute interactivité - au rebours de la facilité qu'on lui attribue trop souvent. Belle idée, mais sans doute peu adaptée au jeune public : les petits visiteurs, ne pouvant identifier les effets de leurs actions sur l'écran parmi les multiples images générées automatiquement par un ordinateur, s'en désintéressent bien vite et se mettent à empiler les arobases et les hashtags en mousse dans un jeu de construction plus familier, et moins virtuel.

Mais au-delà des failles techniques et pratiques de la mise en place d'écrans tactiles, leur principal défaut est à mes yeux leur trop grand pouvoir d'attraction, qui les rend aptes à détourner l'attention des enfants des objets qu'ils ont physiquement sous les yeux, pour leur préférer des images mouvantes mais virtuelles : au Louvre, il nous fut parfois difficile de détourner l'attention de nos filles de l'écran ne serait-ce que pour leur montrer l'objet exposé concerné par la vidéo. Je rageais de les voir happées par les images alors qu'elles avaient à portée de regard des objets magnifiques. Pire, quand un espace d'exposition est peuplé d'écrans, ceux-ci accaparent les enfants et leur font complètement oublier ce qui les entoure : au Louvre, la visite s'est transformée en quête du prochain écran ; une expérience qui s'était déjà produite à la Grande Galerie de l'évolution, alors que les objets à observer n'étaient pas des coupes ou morceaux de faïences, mais des animaux naturalisés, plus susceptibles d'intéresser les petits. Une amie a vécu la même chose avec ses nièces : impossible de les décoller des écrans pour les ramener face aux animaux. Pourtant, mes filles sont tout sauf des geeks addicts aux écrans : elles n'ont jamais nos téléphones en main, la tablette de leur père sert seulement aux dessins animés en vacances ; la grande a une tablette pour enfants dont elle se sert à peine, et leur dose de télévision n'est pas illimitée. Cela ne les empêche pas d'avoir compris le fonctionnement des écrans tactiles, comme si elles étaient nées une tablette en main ! Et de goûter les plaisirs de l'interactivité au point d'en oublier le reste, et ce qui nous paraît, à nous adultes, l'essentiel de la visite : les œuvres.

Je ne sais s'il faut attribuer ce pouvoir d'attraction au caractère interactif des écrans tactiles, ou s'il n'est pas plutôt l'apanage de toute image en mouvement. Au musée du Quai Branly, de nombreuses petites télévisions sont disséminées dans tout l'espace d'exposition (certaines, tactiles, offrent un choix de langues et de vidéos) ; parfois cachées dans de petites grottes secrètes, elles séduisent d'autant plus qu'on les contemple caché (et seul, encore une fois) ; mais leur contenu (et leur fonctionnement, pour les écrans tactiles) n'est pas adapté aux non-lecteurs (et je dirais même aux enfants), beaucoup de vidéos étant sous-titrées ; c'est dommage car, encore une fois, ce média attire les plus jeunes et pourrait être l'occasion de leur faire comprendre la fonction des objets exposés, en montrant les rituels dans lesquels ils interviennent. En l'absence de cet effort de pédagogie, j'ai encore une fois perçu ces écrans comme un frein à notre visite et des occasions régulières de mini-conflit du type "allez, on y va" qui s'éternise. Il faut penser aux enfants quand on installe ce genre d'outils dans un musée, mais aussi à leurs parents !

Comme les audioguide, finalement, les écrans influent sur notre rythme de visite et tendent à atomiser le parcours dans le musée : coups d'accélérateur quand l'enfant court d'écran en écran, les parents peinant à le suivre tout en jetant un œil rapide (et frustré) sur les objets exposés, et effets de ralentissement quand on peine à décrocher l'enfant de l'écran ; parents et enfants regardent trop souvent dans des directions différentes, et l'on y perd en partage - en interaction.

Des effets similaires se produisent cependant quand les musées testent des dispositifs ludiques qui proposent d'autres types d'interaction - on ne peut accuser les écrans de tous les maux ! Je l'ai observé il y a trois ans lors d'une visite du Musée des Beaux Arts de Tours, qui fut ponctuée par la découverte de "box" (sic) destinées aux enfants (à partir de 3 ans - elles sont toujours en place actuellement) ; mon aînée, qui avait alors 3 ans (la cadette, encore tout bébé, n'était pas encore pour moi un visiteur cobaye-sujet d'observation), a adoré jouer à la dînette avec les légumes censés lui permettre de reconstituer une nature morte, se déguiser comme les personnages des portraits XVIIIe siècle (perruque poudrée comprise), faire un puzzle en regardant le tableau qui lui servait de modèle, ou encore scruter à la loupe une toile italienne pour trouver des détails cachés. Nous étions nous aussi enthousiastes face à ce dispositif qui manifestait une volonté de bien accueillir les tout-petits et leurs familles… jusqu'à ce que la visite se transforme en grande quête des boîtes à surprises : dès qu'elle entrait dans une salle, notre fille cherchait la nouvelle "box" et n'était absolument pas réceptive à nos invitations à venir observer telle ou telle œuvre ; si la salle recelait une activité, elle s'y plongeait longuement (nous laissant ainsi contempler la salle à notre aise, certes, mais ignorant tout ce qui n'était pas la "box") ; sinon, elle nous traînait vers la salle suivante. Finalement, notre enthousiasme initial s'est teinté d'un peu de frustration et d'énervement : c'est dommage de devoir batailler pour que votre enfant admire deux-trois chefs d'œuvre, avant de se plonger dans une activité ludique ! Jouer ou visiter, faudrait-il donc choisir l'un au détriment de l'autre ?

Notre récent voyage au Danemark m'a replongée dans cette interrogation, et j'ai de nouveau constaté combien il était difficile de trouver une bonne formule qui combinerait visite et ludisme : séparer espace de visite et espace de jeu, comme le font les Danois, semble une bonne idée a priori, et préserve un vrai temps pour la visite ; mais cela laisse tout de même l'impression diffuse que le musée à proprement parler n'est pas un lieu pour les enfants, qui s'y ennuient en attendant de pouvoir aller jouer. Mêler visite et ludisme est périlleux, l'équilibre à trouver acrobatique : à Tours, les boîtes étaient plutôt bien faites (certaines destinées aux plus jeunes, d'autres plus difficiles pour notre fille de 3 ans) ; y en avait-il trop ? Etaient-elles trop proches des jeux habituels des enfants (dînette, puzzles, déguisements) ? Encore aujourd'hui je ne saurais dire ce qui n'allait pas, mais je suis sortie de cette visite un peu déçue finalement. Le Musée national du Danemark, à Copenhague, proposait une autre formule avec ses "boredom buttons" également destinés aux enfants : disséminés dans le musée (paraît-il, car nous n'en avons trouvé que deux), ils déclenchaient, quand on les pressait, une animation qui envahissait l'espace d'exposition aussi bien sur le plan sonore que visuel ; près du chariot du soleil, la pièce toute entière était ainsi plongée dans l'obscurité pour permettre aux visiteurs de regarder sur le mur du fond une projection animée mettant en scène un récit de type mythologique de la naissance de ce symbole ; dans une salle consacrée aux armes, c'est le bruit d'une canonnade qui retentissait dans toute la salle, pendant qu'un trou virtuel apparaissait dans l'un des murs, face au canon que nous étions ainsi invités à regarder de plus près - si l'on n'était pas effrayé par le vacarme (bien réel, lui) qu'il était censé produire ! Je ne peux émettre un jugement général à partir de ces deux seules expériences (et j'avoue que cette fois, c'est moi qui ai guetté les boutons de salle en salle, en vain !). Mais mes filles n'ont pas semblé plus séduites que cela (la petite a même été apeurée par le canon) et nous avons trouvé que ces effets spéciaux gênaient l'observation des œuvres (gêne qui s'imposait d'ailleurs aux autres visiteurs présents au même moment dans la salle, obligés d'attendre pour pouvoir contempler le chariot du soleil, une des pièces maîtresses de la collection du musée). Nos filles se sont davantage amusées des armures à soupeser installées à proximité des véritables cottes de maille.

Introduire du ludisme sans gêner les visiteurs adultes, sans non plus parasiter la visite des enfants et les détourner complètement des œuvres, amuser et instruire tout en laissant libre le rythme de visite des familles, voilà le défi lancé aux musées du XXIe siècle. Pas sûr que ce soient des écrans et autres gadgets 2.0 qui permettent de le relever !


Claude Clovsky, "Une enfant de 5 ans en ferait autant", Galerie des Enfants du Centre Pompidou, du 14 avril au 24 septembre 2018 : à partir de 4 ans ; accès avec le billet du musée.

Musée des Beaux Arts de Tours : ouvert tous les jours sauf le mardi, de 9h00 à 12h45 et de 14h00 à 18h00 ; entrée 6 euros, tarif réduit (notamment pour les 12-18 ans) 3 euros, gratuit pour les moins de 12 ans et le premier dimanche du mois.

Musée national du Danemark : ouvert tous les jours (sauf le lundi de septembre à juin), 10h-17h : le musée des enfants est ouvert de 10h à 16h30 ; entrée 95 kr. (environ 13 euros), ticket famille 80 kr. (environ 11 euros), gratuit pour les moins de 18 ans.