lundi 24 octobre 2016

Eyes Wide Open (et l'esprit aussi)

Lors d'une récente visite au Crédac (pour l'exposition Liz Magor), nous sommes entrés quelques minutes dans la salle de projection installée au fond de l'espace d'exposition - le Crédakino. Y étaient projetés ce jour-là deux courts-métrages inspirés du Bunraku japonais, spectacle théâtral où des marionnettes articulées sont manipulées à vue. C'est sur les instances de notre aînée que nous y étions entrés (avec notre cadette en poussette, de bonne composition ce jour-là), un peu sceptiques sur l'intérêt que pourraient avoir pour notre fille des courts métrages "conceptuels" (ces guillemets sont de moi), proposant une réflexion sur ombre et lumière, création et créateur, sur un mode, disait le descriptif, "à la fois anxiogène et libérat[eur]". Malgré nos rappels réguliers ("si tu t'ennuies, on peut sortir quand tu veux"), et alors même que nous ne serions peut-être pas restés nous-mêmes, notre aînée a tenu à regarder en entier le premier court-métrage (14 minutes !), et n'a quitté la salle qu'à notre demande (le second durait 33 minutes, nous n'avons pas voulu tenter le diable...).

Pourtant, ce court-métrage n'avait rien de séducteur : Shadow-Machine (d'Elise Florenty et Marcel Türkowski) se passe au cœur de la nuit et montre, en de très courtes séquences juxtaposées, une forêt japonaise plongée dans l'obscurité, qu'une torche vient éclairer par fragments, des êtres humains dans diverses situations (retour chez soi au milieu de la nuit, cours de danse filmé depuis l'extérieur du bâtiment, etc.), et surtout la manipulation d'une marionnette de Bunraku puis trois personnes se manipulant tour à tour sur ce modèle... Pas de fil narratif, aucune cohérence liée à la présence d'un personnage unique, peu de paroles (la plupart étouffées et en japonais), rien ne prédisposait ce film à plaire à une enfant de 4 ans. Pourtant, les premières images (la forêt obscure) ont éveillé sa curiosité, et je crois qu'elle a également été fascinée par la gestuelle des acteurs jouant tantôt la marionnette tantôt le marionnettiste.

Ce n'est pas la première fois que l'art vidéo captive notre fille, sous des formes et formats a priori peu séducteurs pour un enfant. Lors de la belle exposition sur l'Arte Povera présentée au Centre Pompidou l'année dernière, elle était restée scotchée longuement devant Sicilia, Vie di Gibellina de Thierry de Mey, film captant (avec une mise en image très travaillée, divisant parfois l'écran en trois et combinant vues en pied, vues rasantes et vues plongeantes) une performance dansée (de la danse très contemporaine, bien sûr, à la limite de l'expression corporelle et du théâtre) à travers les rues de Gibellina Vecchia - ville sicilienne détruite par un tremblement de terre en 1968, elle a été abandonnée au profit de Gibellina Nuova, et ses rues ont été recouvertes par l'artiste Alberto Burri d'une chappe de ciment où des tranchées restituent le tracé des rues de la ville ainsi monumentalisée ; cette œuvre de land art, intitulée Grande Cretto (1), est un décor fascinant pour la déambulation des danseurs qui évoluent tantôt dans les tranchées, tantôt sur la chappe. Là encore, notre fille avait refusé de partir avant de longues minutes, captivée qu'elle était par l'évolution de ces corps sans parole et sans musique, effectivement très émouvante.

Encore s'agissait-il là de danse, d'êtres humains. Mais à Nantes, dans une installation vidéo confiée par les organisateurs du Voyage à Nantes à Ange Leccia (2), ce sont des vagues filmées à trois époques différentes, avec trois types de caméras, et projetées sur trois écrans disposés dans trois pièces en enfilade, qui ont retenu son attention. La mer, rien que la mer, et la succession des vagues. La juxtaposition des trois écrans, que l'on pouvait difficilement voir tous trois ensemble, mais que certains points permettaient de voir deux à deux, renforçait l'effet berçant du ressac multiplié.

Je sais que les écrans fascinent petits et grands, quel que soit leur contenu. Mais je trouve étonnant que ma fille de quatre ans ait ressenti des émotions artistiques face à des œuvres qui n'ont pas le rythme, les couleurs, bref l'attrait de ses dessins animés. J'en conclus qu'on peut montrer aux enfants une autre facette des écrans qui ouvre leur esprit, et se servir de ce médium qu'ils connaissent et apprécient pour les faire pénétrer dans un musée, dans une exposition, dans le monde de l'art. Comme avec cette installation de plusieurs écrans (The Hand de Melik Ohanian) dans le dernier accrochage du MacVal : sur chacun d'entre eux, des mains qui frappent sur un rythme différent. De ce concert de claquements de mains naît un rythme, une harmonie ; notre aînée et l'un de ses copains, un peu plus jeune, sont restés longtemps, et revenus, devant ces écrans, pris de l'envie de taper des mains en rythme à leur tour. Il n'y avait rien là de séducteur a priori, mais ils étaient happés non par les écrans eux-mêmes, mais par la musique des mains, par les silences, bref par la création dont les écrans n'étaient d'un moyen.

Je me dis aussi que si une enfant de son âge peut être émue par des films non narratifs voire silencieux, par un chant religieux en latin ou par une œuvre d'art des plus contemporaines, si elle peut être fascinée par les sons de la nature et leur projection lumineuse, ou par l'architecture du centre Pompidou, si elle peut être intéressée par la sculpture d'époque médiévale ou réclamer d'écouter la Petite musique de nuit parce que "c'est tellement beau", bref si elle peut être touchée par les arts, pourquoi est-ce si aberrant d'emmener des petits dans les musées ? Je ne crois pas que ma fille soit bien différente de ses petits camarades : je me souviens qu'après m'avoir demandé de prendre une photographie pour garder le souvenir d'un instant d'émotion musicale (c'était un concert de chants de Noël, elle n'avait pas 4 ans, et son émotion était palpable), elle s'est mise à chantonner (comme pour compenser, décompresser après l'émotion) une variation autour du caca boudin et du pipi - le contraste était saisissant ! Bref, les enfants sont étonnants, faisons-leur confiance pour savoir goûter le beau, l'étrange, le nouveau, l'inconnu ; ils ont l'esprit plus ouvert et plus curieux que nous, car ils n'ont pas encore d'habitudes de lecteurs, de spectateurs, de visiteurs. Laissons-les nous emmener dans les musées et les redécouvrir avec eux !



(1) La première photographie illustrant cet article permet de se représenter un peu le paysage de Gibellina Vecchia ainsi transformé par Alberto Burri ; c'est un cliché de l'écran qui diffusait trois films tournés dans le Grande Cretto (dont la vidéo de Thierry de Mey) ; il a été pris au moment de la diffusion de l'une des deux autres œuvres, j'avoue ne pas me souvenir laquelle (soit Cretto de Raphaël Zarka, soit Grande Cretto di Gibellina de Petra Noordkamp).

(2) La Mer était présentée dans l'exposition "La Mer allée avec le soleil", qui présentait deux autres œuvres du vidéaste.

samedi 22 octobre 2016

Quand le trompe-l'œil joue à cache-cache

(Liz Magor, The Blue One Comes in Black - Crédac)


Je l'ai déjà dit ici, le Crédac est un lieu que nous affectionnons : à dix bonnes minutes de marche/trottinette de la maison, c'est notre "musée de proximité" ; à travers la verrière de sa grande salle si lumineuse, on a une vue imprenable sur Ivry ; surtout, c'est un espace d'exposition ouvert et ample comme on les aime, on l'on circule aisément (notamment en poussette), avec le charme brut du décor industriel (ascenseur monte-charge inclus).

Mais je dois avouer que notre dernière visite nous a un peu laissés sur notre faim - et n'a pas enthousiasmé notre amateure d'art contemporain en herbe. Tout avait pourtant bien commencé pour elle, avec la découverte de petits tabourets en plastique recyclé, pile à sa taille. Elle en a embarqué un pour la visite, et l'a planté au milieu de la grande salle. Pour très vite le déplacer ; il faut dire à sa décharge - même si le tabouret s'est révélé une fausse bonne idée, qui a davantage accaparé son attention que les œuvres - que la grande salle semblait singulièrement vide et nue ce jour-là. Quelques couvertures pendant aux murs sur des cintres, une chaise au milieu avec, reposant sur son dossier, ce qui semble être une housse à vêtements, et enfin, posés au sol sur des socles de pierre grise, des sacs en papier jaunis, remplis de pochettes plastiques remplis de papier ou de napperons. En somme, des rebuts, des objets abandonnés dont l'aspect modeste ou usé renforce l'impression de nudité qui se dégageait de la grande salle. Mais, à en croire le descriptif distribué à l'entrée, ces objets ne sont pas toujours ce qu'ils semblent : la housse à vêtements est en silicone durci au platine ; de près, elle est incroyablement rigide. Les couvertures en sont bien, emballées dans la housse de leur dernier passage au pressing, mais elles ont été "réparées" par l'artiste à l'aide de gypse, de paillettes ou de fil. Le rebut anobli au statut d'œuvre d'art, ou l'œuvre d'art imitant le rebut (les sacs de course en papier moulés et teintés), voilà le double principe de création de Liz Magor, illustré par les sculptures All the Names II et III, boîtes de silicone translucides qui contiennent, ainsi figés comme dans un cube de glace, des paquets cadeaux ou des papiers et livres abandonnés.

Mais les trompe-l'œil les plus marquants sont peut-être les petites sculptures suspendues au mur de la salle 2 : Palm Pet présente, sur une boîte en carton qui n'en est pas une, une petite créature, marionnette créée par l'artiste, avec une tête en laine et un corps fait d'un gant qui, si l'on s'approche, s'avère ne pas en être un (probablement du gypse polymérisé - la matière privilégiée par Liz Magor pour ses sculptures trompe l'œil). Face à cette œuvre, il faut jouer du près et du loin, pour l'effet de surprise et l'effet d'ensemble, pour la matière et la silhouette. Mais accrochées un peu haut, ces sculptures n'étaient pas facilement accessibles pour notre aînée (je ne parle même pas de la cadette, qui est globalement restée sans réaction pendant toute la visite) ; il fallait la porter pour lui montrer l'œuvre, lui faire comprendre la surprise qu'elle aurait dû ressentir, et qui ne pouvait donc pas être spontanée. L'ensemble était un peu trop abstrait pour elle, je le crains, peut-être un peu trop triste (contrairement à l'exposition d'Ana Jotta, qui pourtant partait elle aussi de rebuts et de récupérations), et elle n'a pas semblé apprécier la visite. Pourtant, s'il y a une enfant capable d'apprécier le travail de récupération, c'est bien ma fille, qui refuse que l'on jette le moindre emballage cartonné !

Il faut dire qu'il manquait peut-être une médiation, même pour nous, adultes. Le descriptif distribué, moins clairement présenté salle par salle, était un peu long pour qu'on le lise tout en déambulant au milieu des œuvres avec un enfant. Quant au dépliant-questionnaire habituellement offert aux jeunes visiteurs du Crédac, il était en rupture de stock - dommage, car il nous aurait permis d'orienter l'observation des œuvres de notre fille, sans cela peu accrochée. Nous avons regretté que la guide présente dans la salle au moment de notre visite n'ait pas laissé quelques instants les deux seuls autres visiteurs présents cet après-midi-là, pour nous faire profiter de ses explications, ne serait-ce que quelques minutes. De toutes les expositions que nous avons vues au Crédac, celle de Liz Magor est à mon sens celle qui nécessitait le plus une présentation. Malgré une volonté d'accueillir les jeunes visiteurs (ateliers-goûters, livrets, accueil des classes...), chacune de nos visites au Crédac nous a laissé l'impression que notre fille était vraiment trop jeune pour être regardée comme une visiteuse (une autre fois, la même personne guidait une famille et ne nous a jamais proposé de nous joindre à la visite, que nous avons suivie "en rodeurs", avant de nous imposer à l'atelier improvisé en fin de visite). Encore une fois, il semble qu'avant 6-7 ans, bref l'âge du primaire, un enfant ne soit pas un public digne d'intérêt pour les musées, voire pas un public du tout...

Et ça m'agace : aujourd'hui, il est de bon ton de faire écouter de la musique à vos enfants avant même qu'ils aient vu le jour, et il semble évident (au moins pour les éditeurs et les libraires) qu'il faut les familiariser avec les livres très tôt. Mais pour ce qui est des musées, c'est-à-dire des arts autres que musicaux (peinture, sculpture, photographie, architecture), et même, dirais-je, de la culture en général, dès qu'elle ne se pratique pas dans le cercle privé (et discret) de la famille. Je ne compte plus le nombre de fois où j'ai entendu murmurer "Ce n'est pas un endroit pour un enfant" ou ses variantes (même sur un bateau pendant un tour des calanques de Marseille!). L'année dernière, la maîtresse de notre fille, à la recherche d'une sortie de fin d'année, a trouvé saugrenue l'idée d'emmener ses petits au MacVal voisin. Et je ne parle pas de l'étonnement des gens quand nous leur expliquons que nous partons en vacances à l'étranger (Stockholm, Madrid et Venise avec notre grande, entre ses 18 mois et ses 2 ans et quelques - elle garde encore, plus de deux ans après, un souvenir enthousiaste de Venise). Récemment encore nous nous sommes entendu dire, à propos de nos futures vacances de printemps : "mais Milan, il n'y a que des visites, avec des enfants, ce n'est pas possible". En résumé, avec des enfants, vous êtes condamnés à partir en vacances à la mer ou à la montagne, à vous limiter aux loisirs de plein air où vos bambins présenteront une nuisance sonore limitée et éviteront les regards dégoûtés des adultes visitant églises ou musées.

Je m'insurge contre cela, à la fois égoïstement (dix ans de plage/montagne, je ne survivrai pas !), et pour le bien de mes enfants (et de ceux des autres) : comment veut-on que les enfants deviennent des adultes sensibles aux arts, de futurs visiteurs de musée, si l'on retarde le plus possible leur rencontre avec le beau ? Si le musée reste pour eux ce lieu où les traînent leurs professeurs de lettres ou d'histoire, et les œuvres d'art le support de l'épreuve d'Histoire des Arts du brevet des collèges, comment veut-on qu'ils en aient une image autre que scolaire et rébarbative ? Le musée doit être d'abord un lieu de partage et de liberté, un lieu où l'on se promène à la rencontre d'un coup de foudre artistique, qui peut venir n'importe-où, n'importe-quand, et surtout pas quand il est commandé. Les enfants sont étonnants, sans idées préconçues, prêts à tout regarder, à tout écouter, et c'est à l'âge de la maternelle, celui où leur créativité est le plus stimulée et mise en avant, que l'on devrait les emmener découvrir les innombrables variations que présente l'art et leur faire comprendre que les musées ne sont pas, comme semblent l'être les concerts de musique classique (j'ai revu Fauteuils d'orchestre récemment, j'ai adhéré à fond au personnage de Dupontel), réservés à une élite culturelle et financière, qu'ils sont ouverts à tous et à tous les âges.


Du 9 septembre au 18 décembre 2016.
Ouvert tous les jours sauf le lundi, de 14h à 18h (19h le week-end). Entrée libre.
Le Crédac, Centre d'art contemporain d'Ivry
La Manufacture des Œillets
25-25 rue Raspail
94200 Ivry sur Seine
(métro ligne 7 ou RER C)

Un atelier-goûter est prévu le dimanche 27 novembre 2016, de 15h30 à 17h (gratuit sur réservation, au 01 49 60 25 06 ou contact@credac.fr).

mardi 11 octobre 2016

Musées debout - la suite ?

La mission "Musées du XXIe siècle", mandatée par le ministère de la Culture et de la Communication, a lancé une consultation citoyenne intitulée "Imaginons ensemble le musée de demain", dans laquelle chacun peut voter pour des propositions émanant des groupes de travail de la mission, les commenter, voire en émettre soi-même.

Comment rendre les musées plus attractifs et y faire venir des publics plus variés ? Comment rendre l'expérience des visiteurs plus riche ? Comment leur permettre de s'impliquer davantage dans la vie des musées ? Si vous avez des idées sur la (les) question(s), à vos claviers ! Vous avez jusqu'au 15 novembre pour suivre le lien suivant :
http://consultation-musee21e.culturecommunication.gouv.fr/

vendredi 7 octobre 2016

Fascination

(Le Grand Orchestre des Animaux - Fondation Cartier pour l'art contemporain)


Rassurez-vous, ceci n'est pas un article sur le retour des vampires sexy (ou pas). Le mot "fascination" est celui qui me semble le mieux correspondre au sentiment que nous avons ressentis, mon mari, notre fille aînée et moi, quand nous avons parcouru les salles de la Fondation Cartier et, surtout, quand nous nous sommes immergés dans la grande salle qui accueille l'œuvre extraordinaire (au sens propre) qui lui donne son titre.

Commençons donc par la fin (ou presque) de cette visite : une plongée sonore captivante dans la phonosphère de coins d'Alaska, d'Afrique, de Californie ou du Brésil. Ici on entend des éléphants venir s'abreuver, là des singes faire résonner leurs voix contre un mur que la nature semble avoir créé pour ces concerts rituels. Mais quand les loups ou les éléphants se taisent, bruissent les innombrables sons insoupçonnés de la nature, oiseaux et petites bêtes pépient et se glissent au creux de votre oreille. Merveilleuse sensation que celle de pouvoir entendre la nature s'éveiller. Pour un peu, on croirait presque voir l'aube se lever sur la savane. Et pourtant, c'est dans le noir que sont projetés les sons captés par le musicien et bio-acousticien Bernie Krause pendant près de quarante ans. Assis par terre, ou allongés, la tête appuyée sur l'un des énormes coussins disposés dans la salle, on pourrait rester des heures à faire voyager nos oreilles (la bande son, qui déroule 7 enregistrements différents, d'un quart d'heure chacun environ, doit durer presque deux heures ; nous n'y sommes restés que trois quarts d'heure - ce qui est extrêmement long pour une enfant de 4 ans - et cela nous a semblé très court : nous mesurions les quarts d'heure passés à chaque changement de "territoire", et chaque fois nous n'en revenions pas). Nous ne ressentions aucun ennui (ni nous, ni notre fille, qui serait volontiers restée davantage), et le temps nous semblait comme suspendu ; nous étions ailleurs, transportés hors du temps et de l'espace, et enveloppés d'une sorte de sérénité magique. Car passée l'émotion que nous avons tous trois ressentie à reconnaître les éléphants au bord de l'eau, nous nous sommes laissé bercer par les trois ou quatre atmosphères sonores successives, ainsi que par l'atmosphère visuelle qui les complétait. Car le sentiment de fascination suscité par les enregistrements de Bernie Krause est sans aucun doute renforcé par l'installation qui les accompagne : sur trois pans des murs de la salle obscure, des écrans projettent la transposition lumineuse des fréquences sonores ; chaque fois qu'un nouveau cri se fait entendre, une nouvelle ligne apparaît, accompagnée du nom de l'animal qui le pousse, et se développe, en creux et pics d'amplitudes variées qui remplissent l'espace de leur faible lumière et viennent se refléter dans le miroir d'eau qui court en même temps qu'eux autour de la salle. Ces fils de lumière, dont la couleur change en même temps que l'on passe d'un territoire à l'autre, happent l'attention et leur nimbe crée cette atmosphère qui nous a fascinés tous les trois.


Ombre et lumière, art et nature, ces ingrédients, nous les avions déjà rencontrés dans les autres salles du sous-sol de la fondation, qui préparent habilement à la plongée dans les phonosphères de Bernie Krause. Après une salle aux murs tapissés de photographies de plancton, vous pénétrez dans une salle obscure dont le sol est couvert d'un damier d'écrans, sur lesquels défilent des images de planctons, de formes et de tailles différentes. Les visiteurs, assis sur des banquettes disposées au deux extrémités de la salle, les voient flotter d'un écran à l'autre, dans un ballet un peu irréel mais qui a quelque-chose de poétique.

Car si le point de départ de cette exposition est la démarche engagée de Bernie Krause, qui a développé le concept d'écologie du paysage sonore et souhaite sensibiliser les visiteurs (jeunes et moins jeunes) à la notion de biodiversité et à la protection de l'environnement (50% des espèces qu'il a enregistrées sont aujourd'hui en danger ou ont disparu), ce qui fait à mon sens la cohérence de ce Grand Orchestre des Animaux, et ce qui nous a le plus touchés tous les trois, c'est bien la poésie des œuvres exposées : qu'elles soient de nature documentaire ou de pures créations artistiques, elles nous emportent dans un univers onirique où les animaux semblent flotter dans un espace-temps suspendu. Il en est ainsi des Oiseaux artistes, paradisiers et autres charmeurs à plumes qui font leur parade devant la caméra de deux chercheurs du Cornell Lab of Ornithology, dans de courts films projetés sur les cinq écrans qui sont accrochés sur le mur de briques qui structure l'une des salles du rez-de-chaussée - mur qui trouve son pendant plus vaste et plus incurvé dans la seconde salle, mais aussi dans le mur de céramique semi-circulaire, tout parsemé d'oiseaux, qui semble traverser les parois vitrées de la façade de la Fondation. Cette scénographie, sobre, discrète, au service des œuvres, et pourtant tout sauf banale, donne une unité au "Grand Orchestre des images" qui occupe le rez-de-chaussée, et dont l'ensemble peut paraître plus disparate que celui du "Grand Orchestre des sons" du sous-sol.

Car les images qui accueillent le visiteur qui entre dans la Fondation sont diverses tant par leur format que par leur nature, et offrent une plongée dans un monde animal polymorphe. Aux films documentaires ornithologiques répondent, sur un mode un peu décalé et fantasmagorique, les clichés saisis par l'objectif de Manabu Miyazaki : ce photographe japonais a camouflé en pleine forêt un appareil qui se déclenche au passage de chaque animal. À côté d'un cliché montrant un ours intrigué jouant à l'apprenti photographe, défilent en diaporama les images d'animaux pris sur le vif, saisis dans la lumière du flash déclenché au milieu de la nuit. De l'autre côté de chacun des deux murs de brique, des peintures offrent des plongées davantage imaginaires dans le monde animal : derrière les parades artistiques des paradisiers, L'Orchestre dans la forêt multicolore de Moke, ou le visage façon Arcimboldo que JP Mika a façonné sous des cheveux de fleurs exotiques, les divinités béninoises peintes par Cyprien Tokoudagba ou les animaux rockers de Pierre Bodo offrent un feu d'artifice de couleurs bien propre à plaire aux enfants, et qui contraste habilement avec les clichés en nuances de gris d'Hiroshi Sugimoto, montrant des loups qui s'avèrent être les habitants des vitrines de muséums d'histoire naturelle.

Mais si ces couleurs étaient ludiques et attrayantes, si les films documentaires ou les clichés animaliers ont beaucoup plu à notre fille, qui a tout de suite été attirée par les écrans, évidemment, l'œuvre qui nous a tous fascinés dans cette première partie de notre visite est la toile monumentale (18 mètres sur 4) de Cai Guo-Qiang qui occupe la grande salle. Les animaux qui viennent s'abreuver à ce vide ovale n'ont pas été peints ni dessinés ; leurs formes, préparées en pochoirs, ont été marquées par l'explosion d'une traînée de poudre à canon sur le papier ; les traces de brûlure, les couleurs terreuses ou sableuses, les contours indécis de ces silhouettes rappellent les peintures rupestres. Là encore temps et espace sont suspendus, et le regard se fige face à la douceur et au mystère de cette ellipse.

Le regard s'étonne aussi en comprenant la façon dont cette œuvre a été conçue, grâce à une vidéo qui en explique la genèse et montre les préparatifs et la mise à feu de la poudre. Car dans cette exposition un remarquable effort de pédagogie et de "médiation" a été fourni par le personnel de la Fondation : tout commence par un accueil souriant et chaleureux, et par une attention immédiate aux jeunes visiteurs. En effet, outre le dépliant noir et blanc qui fournit des informations sur chacune des œuvres exposées, avec un plan et une brève présentation de l'exposition, l'hôtesse nous a spontanément offert un livret en couleurs préparé spécialement pour les enfants (nous avons même eu le droit d'en emporter un deuxième, en souvenir, pour que notre fille puisse "s'exprimer" librement sur le premier). Je n'ai jamais vu un livret de visite gratuit aussi luxueux, aussi attractif et intéressant à la fois ! De très courts paragraphes apportent des explications précises et complètes sur l'exposition et sur les œuvres, reproduites (tout ou détail) en photographies couleur ; des bulles oranges attirent l'attention de l'enfant sur certaines œuvres (notamment celles que l'on trouve à l'extérieur, et que le visiteur pourrait facilement oublier), l'invitent à observer des détails ou lui proposent diverses activités (jeux de mots, rébus, devinettes ou coloriages, de difficultés variées. Au centre, le livret s'ouvre pour découvrir un planisphère coloré, où sont situées les différents paysages sonores enregistrés par Bernie Krause. L'enfant est à la fois amusé, instruit et sensibilisé à l'écologie par ce livret qui offre son propre prolongement en fournissant liste et date des différents ateliers proposés aux enfants (pour la majorité, à partir de 6, 7 ou 8 ans, et jusqu'à 12 ou 13) dans le cadre de l'exposition : ateliers de dessin ou d'origami, mais aussi ateliers scientifiques proposés par un bio-acousticien ou encore par le biologiste marin auteur des photographies de plancton exposées au sous-sol. On peut dire que la Fondation Cartier ne se moque pas des enfants et qu'elle les prend au sérieux ! Logique, quand on garde en tête que l'exposition n'a pas seulement une dimension artistique, mais entend sensibiliser petits et grands au respect de la biodiversité !

C'est d'ailleurs au milieu de la nature que s'achève cette visite riche en (très bonnes) surprises : le bâtiment très moderne de la Fondation Cartier est entouré d'un jardin savamment entretenu, qui cache quelques œuvres installées de manière permanente (une fausse branche qui est en fait une fontaine, trompe-l'oeil vraiment bluffant de Giuseppe Penone), mais aussi deux œuvres d'Agnès Varda qui font partie de l'exposition. Dans une cabane bâtie pour l'occasion, vous pouvez vous installer sur un petit banc de bois pour contempler Le Tombeau de Zgougou, petit tumulus de sable qui sert de support à une installation vidéo ; défilent sous vos yeux des images du chat d'Agnès Varda, puis de sa tombe, au bord de la mer, en pleine nature, et qui est progressivement recouverte de coquillages puis de fleurs. Si la musique et certaines images de la vidéo ont un goût un peu mièvre, le décor de la tombe et sa progressive invasion par une nature douce et colorée ont une certaine beauté. Notre fille a voulu regarder la vidéo plusieurs fois en boucle, avant d'accepter de revenir à la réalité. Notre parcours s'est achevé au centre du Theatrum botanicum du jardin, qui accueille quelques tables (idéal pour un goûter par beau temps), un petit café, mais aussi une reproduction de la toile de Moke qui est aussi l'affiche de l'exposition, et où les enfants (et leurs parents) peuvent glisser leur joli minois pour devenir tigre, carpe ou lion, à moins de vouloir voir leur tête émerger de la gueule d'un hippopotame en train de danser avec un éléphant. Une conclusion ludique et colorée à cette exposition qui fut pour nous un coup de cœur absolu.

(P.S.: nous y avons été, vous l'aurez compris, sans la "petite", 16 mois à l'époque, et c'était sans doute un bon choix ; elle est à cet âge compliqué où rester dans la poussette toute la visite est parfois trop long pour elle, et où le moment où on l'en sort s'apparente plutôt à un lâcher de fauve ; du coup, avec elle, nous n'aurions pas pu profiter du sous-sol comme nous l'avons fait tous les trois ; cette exposition est sans doute faisable avec des tout-petits, s'ils ne sont pas impressionnés par la semi-obscurité, mais elle est surtout adaptée aux plus grands - notre grande a 4 ans et demi)

Du 2 juillet 2016 au 8 janvier 2017.
Ouvert tous les jours sauf lundi, de 11h à 20h (nocturne le mardi jusqu'à 22h).
Une visite guidée incluse dans le billet d'entrée a lieu tous les jours de semaine à 18h. Le week-end, parcours en famille à 11h. Ateliers créatifs les mercredi, samedi et dimanche à 15h. Voir le programme sur http://fondation.cartier.tickeasy.com/fr-FR/activites-enfants (le site de la Fondation est actuellement indisponible, mais la liste des ateliers et visites en famille, et leur billetterie, sont accessibles).
Tarif : 10,50 euros (réduit : 7 euros), majoré en ligne ; gratuit pour les moins de 13 ans (18 le mercredi).

Pour prolonger ou préparer la visite, cinq paysages sonores de Bernie Krause peuvent être écoutés sur http://www.legrandorchestredesanimaux.com/fr.